Lieder pour cinq âmes à BOZAR
La dix-neuvième édition du Klarafestival introduit un thème bien particulier, celui de Crossroads – Come Together qui colle tout à fait à la capitale bruxelloise, riche de ses multiples communautés et destins croisés. Marraine de l’édition, la soliste Claron McFadden l’assure « Je me trouve à un carrefour où les styles et les générations se croisent, se rencontrent et se heurtent ». Ici, elles se nourrissent au service d’un sentiment de musique très familier, perçant l’intime du public.
Ville de convergence historique et musicale, Bruxelles poursuit donc son accueil « à chemins croisés », accueillant le duo Evgeny Kissin et Matthias Goerne. Si le baryton insiste pour se faire accompagner par de nouveaux pianistes afin de soulever de nouvelles visions, celle proposée à BOZAR marque un tournant musical pour le genre du récital.
Ainsi se retrouvent les âmes d’Evgeny Kissin et Matthias Goerne, pour Schumann et Brahms dans leurs compositions sur des poèmes de Heinrich Heine (dont les Dichterliebe - Les Amours du poète), empreints d’une maturité sombre et complexe. Devant une salle comble, le duo s’exécute avec abstraction totale, prouvant que le passé nostalgique se consulte de corps et d’esprit. Débutant sur Mein Wagen rollet langsam de Schumann, un calme profond s’installe, la vibration serrée et ouatée du baryton s’apposant au clavier piqué et moelleux du pianiste. Le corps comme instrument de souplesse, le velours de la voix s’oppose au gigantisme du chanteur. Voix de velours dans corps de fer, la force sombre et pourtant douce de la voix répond au clavier léger et ressenti d’Evgeny Kissin.
Forts d’une présence scénique et émotionnelle redoutable, le pianiste et le baryton s’accordent de profondeur. Évitant le risque récitatif et énumérant du récital, l’incarnation est à son comble, chaque interprète étant absorbé dans son paysage intérieur. Les Lieder défilent sans temps laissé pour les applaudissements.
Offrant une lecture des Dichterliebe toute en retenue et pourtant athlétique, le duo semble avoir choisi une pudeur en lien avec le temps. Retenues en permanence, les notes ne tombent pas, elles se suspendent. Humble, minimaliste et profond, le romantisme allemand venu de loin des salons, vient ici se loger dans l’intérieur cossu de l’âme solitaire de celui qui s’y plonge. Im Rhein, im heiligen Strome (Dans le Rhin, dans le fleuve saint) marque alors le récital par sa vélocité qui détonne avec la pudeur générale. Plus expéditive, la voix du baryton se dessine avec énergie rejointe par la touche du pianiste russe. Robert Schumann considérait le registre du Lied comme « une empreinte réelle de mon moi », la personnalité directe réussit, ici aussi, à en percer l’auditoire.
S’adressant à son grand amour Clara, le titre du Festival prend alors sens, et en réponse à l’émotion de Schumann, Brahms (grand admirateur de Clara Schumann également) n’est pas en reste : entre appels au calme absolu, et véhémence plus sportive.
Véritable encapsulement temporel et émotionnel, le récital s’achève par l’ovation du public conquis.