Le désir poivre et sel, Cosi fan tutte à la sauce Tcherniakov au Châtelet
C’est accueilli à la fois par des bravos et des huées que Dmitri Tcherniakov et son équipe viennent saluer sur scène. La proposition, radicale, divise à l'évidence. Comme il s’en explique dans le programme, le metteur en scène choisit de réécrire une histoire qui le met mal à l’aise, notamment par son traitement des femmes et les enjeux de pouvoir entre les sexes. Être infidèle n’est plus le problème, c’est au contraire pour cela que se retrouvent deux couples d’amis bourgeois, la cinquantaine, amoureux, mais qui souhaitent pimenter leur intimité en échangeant de partenaire, le temps d’un week-end. Dans cette lecture, tous les personnages sont là dès le début, pas de ruse ou de piège, mais des scènes qu’ils et elles se jouent pour s’émoustiller, des hésitations des femmes alors que les hommes pressent l’échange, des corps qui se cherchent et d’autres qui se fuient. Tout cela se déroule dans une maison chic tenue par Don Alfonso et Despina, ces deux derniers formant un troisième couple, étrange, tantôt sensuel tantôt violent, sorte de gentils animateurs de ce stage échangiste. Une proposition qui n’est pas sans rappeler la Carmen du metteur en scène à Aix-en-Provence : dans les deux cas, “les jeux de rôles” auxquels se livrent les personnages fonctionnent comme un révélateur des désirs et des inhibitions, permettant de respecter le livret tout en lui donnant un nouveau sens.
La scénographie, imaginée par Dmitri Tcherniakov, dessine une grande pièce avec une table pour dîner à cour, en fond deux chambres jumelles, fermées par des rideaux électriques, et un escalier menant vers un étage inconnu, monde de Despina et de Don Alfonso. Un décor chic et froid, à l’image de ces couples qui aspirent au désir tout en hésitant à sortir des normes et des types de relations qu’ils connaissent. Une proposition en somme qui n’évite pas toujours une certaine contradiction avec le livret mais d’où surgit par moments l’émotion : “Un'aura amorosa” devient ainsi un chant de mélancolie de Ferrando pour Dorabella, “Il core vi dono” est l’occasion pour Dorabella et Guglielmo de s’échanger de palpitantes caresses avant de passer à l’acte. Les doutes de Fiordiligi touchent également : peut-être est-elle réellement sous le charme de Ferrando, en tout cas il semble que le jeu aille trop loin.
La fin de la mise en scène vient brouiller les pistes : c'est sous la contrainte d’un fusil (déjà brandi plus tôt mais davantage sous forme de jeu) que Despina et Don Alfonso marient tout ce beau monde, les embrassant de force, dessinant moustache sur les femmes et ronds sur les joues des hommes. Une explosion de violence ambiguë : est-ce qu’il s’agit du ras le bol du couple organisateur, fatigué des allers-retours sentimentaux de ces deux couples bourgeois un peu trop gâtés, symbolisant peut-être la fin du couple engoncé dans ses normes et ses faux-semblants ? L’ultime image montre Despina abattant Don Alfonso d’un coup de feu, conclusion tragique d’un couple placé dès les premières images de l’opéra sous le signe de la violence, le plus “défaillant” peut-être…
Pour défendre sa vision, le metteur en scène a fait appel à des chanteurs qui ont l’âge de ses personnages, la plupart évoluant dans d’autres répertoires que Mozart mais ayant pour eux de l’expérience et une solide technique. Chacun et chacune semble trouver ses marques au fil de la soirée, avec un volume sonore un peu confidentiel au début de l’opéra mais un engagement scénique qui force l’admiration.
Agneta Eichenholz est une Fiordiligi à la silhouette longiligne, élégante et touchante, avec un timbre lumineux mais des graves un peu trop confidentiels pour les grands intervalles de “Come scoglio”. Néanmoins son soin du texte et ses attaques tout en souplesse apportent une touche de poésie à ses interventions. Sa “sœur” est incarnée par Claudia Mahnke, qui dessine une Dorabella piquante et sensuelle, la voix possédant une belle profondeur avec une couleur ambrée qui sait s’alléger dans les piani.
De son côté Rainer Trost (qui chante le rôle de Ferrando depuis plus de 25 ans) apporte un timbre sombre et une ligne élégante à son personnage. Le chant manque parfois d’un peu de souplesse mais il sait déployer un art des couleurs certain. Russell Braun est un Guglielmo débonnaire et sympathique mais dont l’instrument ne manque pas d’autorité sur toute la tessiture, avec une couleur noire et franche.
Pour le dernier couple, Georg Nigl impressionne en Don Alfonso : la voix un peu nasale est d’une clarté surprenante et, si elle manque parfois un peu d’impact, le chant se révèle d’une grande maîtrise. Surtout, le comédien s’empare du texte avec liberté et une sûreté musicale souveraine. Patricia Petibon incarne une Despina tourmentée, affublée d’une énorme perruque blonde, traînant son mal-être de chaise en chaise. L’émission se fait parfois dure ce soir, la voix perd un peu de sa couleur qu’elle retrouve sur des aigus forte, mais l’interprète parvient à dessiner dans tout son corps l'ambiguïté du personnage.
Dans la fosse, Christophe Rousset (qui tient également le pianoforte pour les récits) trouve un bel équilibre entre l’énergie des ensembles et le temps nécessaire pour que se développent les émotions. Ses Talens Lyriques offrent ce soir toute la palette de leurs couleurs, alliant en même temps chaleur et légèreté. Enfin, depuis les coulisses, le Chœur Stella Maris fait entendre cohésion et jeunesse dans ses quelques interventions.
Le public salue chaleureusement les musiciens, en particulier les chanteurs dont l’engagement et la qualité du jeu méritent d’être soulignés.