Messie Florissant à la Philharmonie : le temps des transmissions
Que les concepts de Messie et de Trinité soient intimement impliqués n'est pas un secret, mais le lien entre cet oratorio et le chiffre 3 révèle toutefois de nombreuses coïncidences. Composé de trois parties mais aussi en trois semaines –du 22 août au 14 septembre 1741–, trois décennies se sont également écoulées depuis l'enregistrement historique par ces mêmes Arts Florissants, sous la baguette de William Christie, en 1993.
Ce n'est toutefois pas le Maestro Christie, "Bill" pour les intimes, qui officiera ce soir mais bien Paul Agnew, désormais codirecteur de l'ensemble. Là résidait d'ailleurs la première interrogation de la soirée : quel serait le parti-pris d'Agnew, continuer l'approche Christienne ou tracer sa propre route ? Dès les premières mesures, la symphonie d'ouverture apporte des éléments de réponse. Là où l'enregistrement prenait le parti de l'élégance naturelle et de la fluidité naturaliste, l'ouverture d'Agnew est plus nerveuse, avec moult reliefs, n'hésitant pas à distiller des piani dans la reprise du thème d'ouverture et à insérer un léger diminuendo juste avant sa partie fuguée. Au-delà de son impact sonore, la différence de direction est également visuelle. Ancien chanteur, la gestuelle, qui utilise l'ensemble du corps, est d'une efficacité remarquée, notamment concernant les chœurs. Parmi les nombreux moments marquants, l'auditoire note notamment le "Behold, and see if there be any sorrow" (Regardez et voyez s'il existe une douleur pareille) illuminé par un travail minutieux tant sur la musicalité que sur le pathos.
Illustration de cette volonté de repartir de zéro, de la même manière que Jennens (le librettiste du Messie) choisit de travailler, non pas sur un unique texte comme c'était l'usage pour les oratorios, mais sur une compilation de la Bible, des évangiles et de la lettre de Paul, chaque pupitre des Arts Florissants a reçu pour l'occasion une nouvelle partition, permettant à la phalange de faire table rase des précédentes indications.
Sur scène, sont présents de nombreux piliers de la formation à l'instar de Tami Troman, violon solo, Myriam Gevers ou Sophie Gevers-Demoures ainsi que l'inénarrable Marie-Ange Petit aux timbales. Ils côtoient les artistes de la jeune garde à l'instar d'Augusta Mckay Lodge, cheffe d'attaque des seconds violons ce soir-là. Au-delà d'une complicité et d'un plaisir manifestes, les staccati de “Thus said the Lord” (Ainsi parla le Seigneur) sont remarqués de précision, intervenant juste après “Every valley shall be exalted” dont la musicalité et la délicatesse confine à l'espièglerie. L'accent est régulièrement mis sur les aspects sémillants de l'Annonciation, violoncelles et contrebasse assurent une pulsation particulièrement efficace notamment durant “For unto us a child is born” et, en dehors d'un orgue par deux ou trois moments légèrement trop audible, l'ensemble ne souffre guère de déséquilibres. L'âpreté des attaques dans “Surely, he hath borne our griefs” et “All they that see him laugh him to scorn” est également particulièrement à propos.
Les chœurs sont également à la fête ce soir dans une partition leur permettant de faire étalage de leurs différents talents : que ce soient les rythmiques marquées, les vocalises impeccables des sopranos et altos ou la profondeur des “Wonderful” de “For unto us a child is born”. Les ténors sont légèrement en surprojection dans un bref passage (de “He trusted in God”). Si la prononciation des [ed] dans “He was despised” surprend, l'articulation demeure toujours impeccable.
La soprano Ana Vieira Leite, a beau passer les 45 premières minutes sur scène sans broncher, elle déploie dès les premières notes une tessiture lyrique ainsi qu'un timbre large faisant la part belle à la clarté des voyelles et à l'articulation. Le rendu a beau être tout en musicalité, les aspects dramatiques du rôle ne sont pas négligés pour autant : la rythmique est impeccable et la technique, désarmante de naturalité apparente. Seul petit bémol, sur les plus longues vocalises, le souffle vient à manquer par une fois ou deux, laissant l'orchestre recouvrir la fin de quelques phrases.
Hugh Cutting, contre-ténor, fait état quant à lui non seulement de piani exquis mais également de voyelles particulièrement claires, tout en demeurant veloutées tant dans les forte que dans l'aigu de sa tessiture. Le timbre est clair et l'articulation très bonne, particulièrement dans les récitatifs.
Annoncé souffrant, le ténor Nicholas Scott ne montre, en dehors de deux légers hoquets durant “Every valley shall be exalted”, guère de signe distinctif de son indisposition. Son “Comfort ye my people” est tout en délicatesse nonobstant le lyrisme de sa tessiture. La longueur de souffle est assumée et le timbre, chaud, tire vers le cuivre dans les forte. La technique est agile, la musicalité globale, le vibrato dense et maîtrisé.
Seul soliste n'étant pas un ancien de l'Académie du Jardin des Voix, la basse Edward Grint n'en est pas moins familière des Arts Florissants pour autant. Le rendu, par moment tout en puissance, accentue les consonnes et la rythmique. La maîtrise des vocalises, en dehors d'un bref arioso, est affirmée, à l'instar de l'intensité dramatique, relayées par les expressions faciales. Si par quelques brefs instants, la projection dans les graves est sensiblement en deçà, les variations d'intensité, les longueurs de souffle et musicalité demeurent toutes trois fort bonnes. La respiration est sensiblement plus marquée à la fin de “The trumpet shall sound”.
Autre signe distinctif d'un chef particulièrement attaché à la pédagogie ainsi qu'à la transmission, les bis du concert sont participatifs. Une partie de l'arrière scène a ainsi été convoquée quatre heures avant les autres pour préparer, en compagnie de Paul Agnew et de Lucie Larnicol, les deux bis du concert : “Since by man came death” et “Hallelujah”. Ces spectateurs exécutent seuls, en compagnie de l'orchestre et des chœurs, le premier air. Les choristes prennent ensuite place dans le parterre pour l'Hallelujah auquel l'intégralité de salle est invitée à prendre part. Ovationné avant les bis, les applaudissements ne sont pas moins chaleureux ensuite.