A funny thing happened while we were at the Lido
Surprenant début que celui de cette première d'A Funny Thing Happened on the Way to the Forum. Montant tous les deux sur scène, Jean-Luc Choplin (ancien directeur du Châtelet et nouveau président et directeur artistique du Lido) et Sébastien Bazin (PDG d'Accor, ayant fait l'acquisition du Lido et président du Châtelet durant les années Choplin) prennent la parole dans un véritable discours de politique générale quant à la future utilisation de la salle. Parmi ces multiples vocations, une singulièrement ambitieuse : produire et donner des comédies musicales devant être exportées ensuite tant à Londres qu'aux États-Unis.
Pour qui connaît le différentiel existant à ce jour entre Paris, Broadway et le West End, la proposition peut surprendre : les moyens financiers déployés outre-Manche et outre-Atlantique sont d'une tout autre dimension, et les sujets qui y tiennent le dessus de l'affiche actuellement ne sont pas du même registre parfois "graveleux" assumé de cette Funny Thing (en témoigne l'emblématique succès du Livre des Mormons quoique par les créateurs de South Park).
Dans cette optique, le choix de cet opus prend cependant une autre allure. Première composition à succès de Sondheim -qui s'était précédemment illustré en tant que parolier, notamment pour West Side Story et Gypsy-, le spectacle, librement inspiré de différentes farces de Plaute, avait connu un succès instantané lors de sa création en 1962. 964 représentations, 8 nominations aux Tony Awards et six récompenses (dont celle de la meilleure comédie musicale). L'absence de nomination relative à la musique et aux paroles heurtera cependant profondément Sondheim, au point de lui faire envisager, poussé par le four retentissant d'Anyone can whistle deux ans plus tard -9 représentations seulement-, de quitter la profession. Le succès de cette Funny thing, dans un Broadway toujours friand de revivals, au point de leur consacrer une catégorie spéciale aux Tony Awards (l'équivalent des Oscars pour les comédies musicales), s'est toujours confirmé. Déjà reprises deux fois en 1972 et 1996 avec un succès retentissant, les interprètes de Pseudolus reçurent alors par deux fois le Tony du meilleur acteur dans une comédie musicale. Un quart de siècle après la dernière représentation, la stratégie de Choplin pourrait donc bénéficier d'un alignement des planètes.
L'œuvre a beau être américaine, l'équipe de cette production est fort britannique. La mise en scène de l'irlandais Cal McCrystal, épaulé par le scénographe Tim Hatley, utilise l'ex-cabaret dans une mise en scène relativement simpliste, avec trois maisons amovibles, tournant sur elles-mêmes au gré des situations. Pendant un court instant, le fantôme des anciennes revues du Lido refait surface, le plancher amovible descend, et remonte avec des jeux d'eau ainsi que l'intégralité du cast dans des costumes floraux.
Au-delà de l'équipe de mise en scène, la majorité du casting est également britannique, issue en partie davantage du théâtre classique que de la comédie musicale.
Ainsi, le Pseudolus de Rufus Hound est l'occasion pour ce dernier de rappeler son passé de présentateur et d'humoriste. Véritable chauffeur de salle dès le prologue de Comedy Tonight, l'accent est davantage mis sur le texte et ses effets comiques que sur la projection du timbre. Flirtant régulièrement avec la friture vocale dans le bas de sa tessiture, l'articulation demeure toutefois toujours impeccable, de même que la prononciation. La justesse des notes, comme dans beaucoup de rôles du musical britannique, est plus accessoire. Des caractéristiques semblables sont retrouvées chez le Senex de Patrick Ryecart, également issu d'une formation théâtrale, quoique chez ce dernier le timbre soit légèrement plus couvert.
Le tandem Hero et Philia, amoureux aussi niais que transis campés respectivement par Josh St Clair et Neima Naouri, tous deux chanteurs de formation, est remarqué d'équilibre. La française déploie un timbre velouté accentuant son caro (chair vocale) naturel y compris dans les aigus, ainsi qu'une projection claire et constante y compris sur les "ou". La tessiture lyrique est également sertie par une mise en place rythmique constante et une longueur de souffle impeccable. Pour lui répondre, le britannique fait lui état d'une tessiture plus dramatique, d'un timbre velouté et aborde ses airs avec une rythmique légèrement chaloupée et irréprochable. Le timbre, clair et chaud bénéficie d'un vibrato parfaitement dosé.
En Hysterium, Andrew Pepper dispose d'une bonne projection sur les voyelles longues en fin de phrase ainsi qu'une excellente mise en place rythmique. Son activité parallèle de maître de cérémonie de cabaret refait surface lorsqu'il descend en fosse, n'hésitant pas à faire un cul sec avec l'un des verres des spectateurs. Dans son passage en travesti, il fait également état d'une clarté de timbre exacerbée sur les "i".
Autre ressort comique de la pièce, le Gloriosus de John Owen-Jones (légende de West End -le Broadway britannique-, notamment grâce à ses interprétations de Jean Valjean et du Fantôme de l'Opéra), lui permet de se vautrer à cœur joie dans les cabotinages. Le timbre est large et, malgré le manque de projection dans les graves, la maîtrise de l'instrument vocal, y compris dans ses imperfections, transparaît immédiatement. La longueur de souffle, y compris dans les notes longues particulièrement bien tenues ainsi que la maîtrise du vibrato sont remarquées. Les lignes de chant sont également remarquables de tenue compte tenu de l'inclinaison comique donnée au personnage.
La Domina de Valérie Gabail bénéficie de tout le lyrisme du timbre de la soprano française ainsi que d'un vibrato naturellement présent, volontairement amplifié par moment. Malgré une très bonne longueur de souffle, la projection baisse légèrement dans les graves en fin de phrase longue.
A l'instar de ses compatriotes le Marcus Lycus de Martyn Ellis, offre également une prestation dans les canons du musical britannique, davantage axée sur la théâtralité que sur la musicalité, privilégiant les intonations à la justesse harmonique, tout en demeurant constamment à l'affût des instructions du directeur musical.
Dans la fosse, Gareth Valentine est à la tête d'une phalange de 18 musiciens, au sein desquels les cuivres occupent une place prépondérante. Si les pizzicati initiaux de l'ouverture auraient pu gagner en netteté, ces réserves disparaissent dès l'entrée en lice de la batterie et le swing l'emporte, laissant tout le loisir au maestro de se concentrer sur l'accompagnement des chanteurs pendant que l'orchestre déroule sagement les 15 numéros musicaux chantés. Les chœurs, constitués de protéens et prostituées, sont remarqués d'équilibre et de synchronisation.
En ce soir de première le public, en (très) grande partie composé d'invités, ne boude pas son plaisir, tant dans les numéros musicaux que durant les boutades plus ou moins fines des personnages (allant jusqu'à offrir une standing ovation lors des saluts). En ressortant, reste de quoi se demander tout de même : si l'exportation de cette production outre-Manche, où l'amour de la farce et des pantomimes ne se dément pas, parait faisable. Le retour de Funny thing à Broadway dans cette production est-il réellement envisageable ? La réponse -si elle est positive- prendra quelques mois.