Les Contes de Bernheim à Bastille
La mise en scène de Robert Carsen fait toujours pleinement effet, aussi bien auprès de ceux qui la découvrent (et trahissent leur enthousiasme par des réactions spontanées de surprise émerveillée et de rire), qu'auprès de ceux qui la retrouvent (il s'agit de sa huitième série de reprises). Le spectacle se construit en effet sur un concept certes éternel mais toujours efficace, d'autant qu'il est fondateur pour cette œuvre et pour ce metteur en scène : la mise en abyme.
Les Contes écrits par Ernst Theodor Amadeus Hoffmann, le fantastique matériau de ce livret, plongent en effet dans des mondes emboîtés, entre rêve et réalité. Hoffmann, devenu personnage sur scène, raconte ainsi ses histoires d'amour tragiques, depuis une taverne collée à un théâtre où est joué Don Giovanni (sous la plume d'Hoffmann, c'était même la chambre d'hôtel du héros qui communiquait avec une loge de l'opéra).
Robert Carsen saisit pleinement ce fil narratif, ces histoires mises en abyme, pour proposer une mise en abyme visuelle du monde théâtral. Du début à la fin du spectacle, bouclant la boucle par un plateau vide, les événements encadrés par les scènes dans la taverne (un long bar dont le public voit justement l'envers), présentent au public -grâce aux décors et costumes de Michael Levine- des scènes antiques par leur envers, ou bien les sièges d'un opéra comme en miroir, voire le tout sens dessous dessus (jusqu'à reconstituer la fosse d'orchestre sur le plateau). Un hommage aussi profond que multiple au théâtre, à la littérature, à Hoffmann et Offenbach.
Benjamin Bernheim triomphe dans le rôle d'Hoffmann, qui pourrait assurément être considéré comme "rôle-signature", si le ténor n'était pas également en train de devenir une référence dans ses autres rôles du répertoire français. Ce sont d'ailleurs ses différentes autres incarnations qui font la richesse de celle-ci, tant son Hoffmann a le tempérament amoureux épris et la voix solaire du Roméo de Gounod, tant il en déploie la tragique lumière de Faust, ainsi que l'abandon amoureux, sublimé par le plein contrôle vocal, digne du Chevalier des Grieux de Massenet. Verre dans une main et bouteille dans l'autre, il rappelle aussi exactement le personnage d'Alfredo et notamment dans la mise en scène de Simon Stone déjà à l'Opéra de Paris (Garnier), déjà aux côtés de Pretty Yende.
Mais Hoffmann lui permet en outre de montrer son aisance dans le registre comique, notamment cette scène à la Chaplin où il figure l'"avorton Kleinzach" en faisant danser ses chaussures avec les mains (comme Chaplin le fait avec petits pains et fourchettes dans La Ruée vers l'or), souriant à belle dents et à belle voix. Tout au long de la soirée, d'acte en acte, de passion en désillusion, Benjamin Bernheim déploie une ligne à l'articulation modèle, faisant un cas de chaque syllabe et de chaque note mais au service d'un phrasé à la fois sculpté et poli (le tout sans oublier de faire des démonstrations de crescendi et de volumes, parachevant sa palette vocale du haut en bas et de tout son long).
Benjamin Bernheim retrouve celui qui fut déjà son diable, dans Faust : le décidément bien-nommé Christian van Horn incarnait Méphistophélès face à lui. Les quatre diables lui sont ici confiés, et ils sont tour à tour représentés comme quatre figures du monde de l'opéra : directeur, machiniste, maestro, metteur en scène (Lindorf, Coppélius, Miracle, Dapertutto). La voix du chanteur creuse d'emblée sa résonance sombre et profonde. Cela sert autant le caractère du personnage que cela dessert l'articulation (malgré le modèle donné par Benjamin Bernheim, les artistes non-francophones de cette distribution sont hélas -presque tous- peu intelligibles). Le baryton-basse américain sait toutefois incarner les différents visages de ses différents diables, y compris dans les élans de souplesse et d'un mezza-voce comploteur. Le souffle est bien présent, au service des longs phrasés mais le vibrato est vibré avec plus d'artifice que de naturel pour les conclusions.
Leonardo Cortellazzi met toute son énergie scénique et vocale, avec une agilité de caractère et de tessiture, un chant précis et dynamique pour incarner lui aussi une tétralogie de personnages (les quatre valets Andrès, Cochenille, Frantz et Pitichinaccio).
Pretty Yende est acclamée, aux saluts et même au paroxysme de son intervention en Olympia. Il faut dire qu'elle assume pleinement le jeu de cette poupée qui, à peine animée, découvre les plaisirs les plus sensuels. Dans l'imaginaire collectif du monde de l'opéra, les vocalises des chanteuses sont traditionnellement rattachées soit à la folie soit au plaisir féminin. C'est ici cette deuxième voie qu'explore pleinement la mise en scène, Olympia chevauchant une charrette à foin (et Hoffmann dedans, avec) au rythme et au fil de ses montées vers l'aigu. Le public, riant et applaudissant, y prend lui aussi un plaisir complet, acclamant l'interprète mais également pour sa prestation vocale. Ses montées dans l'aigu sont toutefois victimes de défauts de justesse (les notes sont un peu basses), mais ses descentes sont des cascades de vocalises, partant d'un suraigu limpide pour plonger vers des graves bien nourris.
Rachel Willis-Sorensen (pour ses débuts in loco) assume le personnage d'Antonia, rendu encore plus tragique par la mise en scène. Commençant telle Lucia (avec une robe blanche sous un manteau noir), elle finit en Somnambule, errant sur le plateau (surélevé sur la fausse-fosse qui est sur scène, au-dessus de la vraie fosse de Bastille). Cette vision très sombre du personnage détermine entièrement sa performance qui a le mérite de la pleine cohérence et continuité. Son incarnation est très investie dans un tragique comme sortant de son propre corps, mais avec une voix pleinement et richement ancrée, puissamment projetée. Ce choix assombrit cependant la voix, ce qui est toutefois bien compensé par l'intense application de sa prononciation de qualité, mais de fait les montées vers l'aigu sont tirées.
En Giulietta, Antoinette Dennefeld marque bien ses notes notamment dans des graves vibrants, qui soutiennent ses phrases y compris dans un timbre nourri jusqu'aux aigus. L'expression est ainsi rendue avec une homogénéité expressive, dans une présence idoine. Le volume n'est pas superlatif mais reste audible.
Angela Brower joue le double-rôle de guide pour le héros, incarnant la muse et l'ami étudiant Nicklausse. La figure allégorique au loin explique que sa voix sonne avec distance, mais en sachant projeter l'aigu et un son fort vibré. Toutefois, le chant manque aussi de projection dans le médium pour son personnage de confident pourtant à l'avant du plateau, toujours avec Hoffmann, et le rythme de ses interventions ne lui permet plus de s'appliquer sur la prononciation.
L'interprétation de Christophe Mortagne est sage et appliquée a fortiori par rapport au personnage de Spalanzani et d'autant plus dans cette mise en scène où il est un Docteur Frankenstein au tablier sanglant. Il guide ainsi davantage de la télécommande que de la voix sa créature automate Olympia, qui prend aisément le dessus pour le plus grand plaisir du public.
Le rôle de Maître Luther en garçon de café pressé ne laisse à la voix de Vincent Le Texier que le temps d'accentuer seulement le début de chaque note en bondissant sur le grave. Le rôle de Crespel (père d'Antonia) lui permet d'épaissir le timbre et le volume tout en conservant une forme d'urgence dans le phrasé et les soubresauts d'accents, traduisant l'inquiétude paternelle protectrice jusqu'à la censure : le père d'opéra romantique en somme !
La voix de Cyrille Lovighi (Nathanaël) virevolte avec agilité mais n'installe pas la note. Christian Rodrigue Moungoungou (Hermann) pose lui aussi ses accents sans sonner en salle. Alejandro Baliñas Vieites est investi dans son incarnation de Schlemil, avec un caractère patibulaire et une voix froncée.
Sylvie Brunet-Grupposo accentue la rondeur de son timbre et une forme de grandiloquence dans son incarnation, pour incarner la figure maternelle (d’Antonia) : comme pour à la fois renforcer et compenser son apparence éthérée au clair de lune.
Les Chœurs de l’Opéra national de Paris sont au diapason symbolique de cette histoire et au diapason musical, en conservant la justesse lorsqu'ils plongent dans l'ivresse dramaturgique. Malheureusement, le rythme fait les frais de leur implication scénique : parfaitement en place pour leur intervention en fosse, ils se décalent de plus en plus au plateau (au point que la cheffe doit finir par faire non en secouant la main gauche, pour reprendre le tempo de la baguette).
Pour ses débuts à l'Opéra de Paris, Eun Sun Kim offre une direction extrêmement claire, dans les départs qu'elle donne systématiquement mais aussi dans les conclusions des phrases qu'elle marque non moins nettement. Sa constante attention à synchroniser la fosse et le plateau permet de combattre les décalages (qui se font peu nombreux), mais cette application contraint aussi les quelques passages solistes qui s'épanouiraient dans une plus grande liberté artistique (dans cette œuvre, c'est parfois à l'orchestre de suivre le chant, notamment de cet Hoffmann). L'Orchestre de l’Opéra national de Paris peut néanmoins donner ainsi la pleine mesure de ses phrasés et de ses timbres : très précis et riches à la fois.
Rendez-vous sur cette page le samedi 20 janvier 2024 à 20h pour profiter de la retransmission intégrale de ce concert via France Musique et en cliquant sur ce lecteur :