Les deux Foscari en leur Patrie à l’Opéra de Venise
Les spectateurs se trouvent d’emblée immergés dans le drame, non seulement car ils se trouvent dans cette ville de Venise où se sont déroulés ces événements historiques, mais aussi dès le lever de rideau, en voyant sur scène le tombeau des Foscari, réplique confondante de l’original qui se trouve dans l'église des Frari. Nulle autre issue qu’un dénouement funèbre pour Francesco Foscari, ce Doge octogénaire dont le règne fut le plus long de l’histoire de la République vénitienne mais aussi celui dont le fils unique, Jacopo, fut exilé de force par l’implacable Conseil des Dix sur une fausse accusation, tous deux étant en proie à la haine de Loredano, l’un de ses membres. L’orchestre instaure d’emblée la solitude du père par un phrasé entrecoupé de longs silences dès les premières mesures de l’ouverture puis le chœur amplifie cette impression de fatalisme qui ne laisse aucune place à l’espoir (silenzio, mistero, Giustizia!).
Le choix du tombeau comme élément scénique essentiel a amené le metteur en scène Grischa Asagaroff à maintenir l’époque historique (la Renaissance italienne) car pour lui, comme il l’explique dans le programme, cette œuvre ne permet pas de la projeter dans une autre époque plus moderne ou contemporaine. Les costumes sont aussi fidèles, quoique légèrement stylisés pour créer une harmonie dynamique d’ensemble.
La scénographie conçue par Luigi Perego consiste en une tour de 6 mètres de haut contenant les éléments scéniques des différents lieux et moments de l’histoire : salle du conseil, intérieurs du Palais -dont le bureau-, bibliothèque du Doge, prison, intérieur de l’église des Frari. Des figurants vêtus de capes noires brillantes aux allures de Dark Vador (autre touche contredisant le principe historique du metteur en scène) tournent, ouvrent cet appareil scénique et mettent des meubles et objets en place le moment venu.
Une galerie et deux escaliers permettent aux protagonistes de circuler et au chœur de prendre place. Les lumières conçues par Valerio Tiberi reflètent leur bleu, augmentant la perception de l’élément aquatique (la lagune). Elles se font plus chaleureuses dans les moments familiaux, rouge ardent lorsque Jacopo est en proie à des hallucinations dans sa prison, froides dans la scène des complots et l’imminence de la mort.
La couleur locale vénitienne est joliment exploitée par de nombreuses allusions : projection du lion ailé de Saint-Marc, Faro (proue des gondoles) sur les calottes portées par le peuple vénitien, maillot rayé et ceinture rouge des gondoliers lors de la fête des régates, corno ducale (coiffe portée par le Doge).
La mise en scène est plutôt statique avec peu de déplacement, renforçant l’accablement, ainsi qu’une gestique réduite à l’essentiel (mouvements hiératiques, presque solennels). La dynamique est laissée au bon soin de la musique, de l’invention mélodique, ainsi que de l’intensité psychologique attribuée à chaque personnage.
Luca Salsi incarne Francesco Foscari, figure tragique et douloureuse d’un vieux lion blessé et vaincu (paralysé par son pouvoir, il ne peut sauver son fils des griffes du Conseil des Dix). La voix du baryton est puissante, ample, mordante, le phrasé large et robuste, la palette de nuances et d’intentions impressionne, du sanglot -sans pathos excessif- jusqu’à la solidité infaillible dans l’accroche, comme si chaque note était gravée dans les pierres dures de Venise. Il révèle un investissement de comédien, notamment dans la scène finale où il est déchu et s’écroule.
Son fils, Jacopo Foscari est interprété par Francesco Meli. Sa voix de ténor puissante au timbre lumineux se caractérise par un vibrato intense dans les forte. Impétueux, fougueux, il est constamment dans le registre de la révolte et impressionne lorsque son personnage entre en délire. La voix se fatigue cependant dans les aigus qui perdent un peu en justesse lorsqu’ils ne sont pas soutenus par l’orchestre. Il faut attendre le dernier acte pour entendre davantage de modulation dans sa voix, un superbe “addio” émis en voix de tête, et des mezza voce délicats le rendant alors particulièrement émouvant lorsqu’il se sépare de sa famille pour partir vers un exil auquel il ne survivra pas.
Anastasia Bartoli est une Lucrezia passionnée et déterminée à obtenir la clémence pour son époux. Sa voix souple, lumineuse, nuancée, s’harmonise avec la harpe lors de son premier air. Elle sait déployer des aigus sonores, un phrasé diversifié, des vocalises perlées pour exprimer les différentes facettes de son personnage : l’épouse amoureuse puis impétueuse envers son beau-père lorsqu’il a laissé la sentence s’accomplir. Elle explore aussi le registre grave de sa voix de soprano, rendue glaciale lorsqu’elle annonce, au son de la cloche du Campanile, le nouveau Doge acclamé, scellant le destin funèbre des Foscari. Elle est bouleversante dans son duo avec Luca Salsi, touchante et digne dans sa tenue de veuvage.
Le Loredano de Riccardo Fassi est impitoyable. Incarnant le personnage de méchant emblématique des mélodrames, il n’exagère cependant pas ce rôle traité de façon plutôt secondaire par Verdi. Avec sa voix de basse timbrée à la vocalité claire et à l’articulation précise, il est tour à tour menaçant, inquiétant, méprisant. Il trouve sa place dans les ensembles et s’impose dans les parties chorales.
Barbarigo, un membre de l’exécutif est campé par Marcello Nardis de sa voix de ténor clair, bien projetée tout comme celle de Victor Hernan Godoy assurant le rôle d’un fantassin du conseil. La voix de basse claire et posée de Enzo Borghetti convient bien pour les quelques interventions du serviteur du Doge. Enfin, Carlotta Vichi prête sa voix nuancée et timbrée pour donner la réplique à Anastasia Bartoli dans son rôle de confidente Pisana.
Sebastiano Rolli, à la tête de l’Orchestre et du Chœur du Théâtre de La Fenice, affirme dans le programme que « la musique doit posséder le drame, pas l’inverse ». De sa gestuelle précise, il fait vivre ce drame et maintient la tension tout au long des 3 actes. Il se concentre sur la recherche des couleurs, des timbres et installe une texture raffinée inspirée des nocturnes en accord avec la Venise décrite par Byron : clarinette élégiaque, cordes frémissantes, violoncelle velouté et harpe cristalline. La dimension intimiste et chambriste s’entrelace avec des scènes plus rythmées et puissantes où le tutti éclate. Il fait preuve d’attention, de délicatesse lorsqu’il accompagne les chanteurs afin de les laisser s’épanouir pleinement, tout comme dans les réminiscences des thèmes propres à cette œuvre rendant le suivi de l’intrigue parfaitement compréhensible. Il se soucie également de ne jamais rompre le récitatif mélodique liant chaque scène. Cette lecture est possible grâce à des musiciens talentueux et un chœur (préparé par Alfonso Caiani) investi, avec des pupitres hommes et femmes impliqués séparément.
Un ballet chorégraphié par Cristiano Colangelo apporte un peu de légèreté dans cette tragédie.
Le public reconnaissant ovationne longuement l’ensemble de la production. L'accueil des Vénitiens et les commentaires enthousiastes à la sortie du spectacle manifestent clairement l'envie de voir revenir à l'affiche de La Fenice cet opus -qui est aussi le leur-, quitte à moins donner La Traviata (dixit).