Rigoletto à Toulon, au Zénith de la rade
Après son ouverture à la Villa Noailles pour Ressusciter la rose de Raphaël Lucas, avant le Palais Neptune et la Scène nationale Châteauvallon-Liberté, l’Opéra de Toulon s’installe au Zénith (qui accueillera aussi La Chauve-Souris en fin d’année).
Jérôme Brunetière présente sa première saison à la tête de l’Opéra de Toulon en interview Ôlyrix
L'espace acoustique d’un Zénith rend nécessaire une sonorisation, d’ambiance pour l’orchestre, plus soulignée pour les voix, demandant à l’auditeur un temps d’acclimatation, pour faire la part des choses entre qualité vocale et amplification artificielle.
Dans ce Zénith, lieu de spectacles en tous genres, la mise en scène de Richard Brunel (directeur de l’Opéra national de Lyon) réalisée ici par Alex Crestey, se montre d’autant plus dans sa dimension trans-artistique. Il ne s’agit pas ici d’une mise en abyme (procédé fréquent, qui montrerait un spectacle en train de se répéter et de se représenter sur une scène sur la scène), mais d’un point de vue second, depuis les coulisses, sur la vie d’une compagnie de danse, d’un corps de ballet. De corps, il en est question dans cette mise en scène : corps de Rigoletto, danseur devenu boiteux, corps désiré, enlevé et sacrifié de Gilda, enfin corps astral, spectral de la femme défunte du bouffon (absente de l’œuvre et réintégrée dans cette mise en scène). Ce rôle-fantôme est incarné par Agnès Letestu, danseuse étoile de l’Opéra de Paris, dansant sur pointes et tournoyant, notamment avec une danse serpentine (celle de Loïe Fuller), les grand(e)s voiles qu'elle déploie devenant ses ailes d'ange.
La chorégraphie de Maxime Thomas réalise et prolonge cette lecture avec un pas de six : trois couples de danseurs, qui, intégrés à l’action, accomplissent les pointes, portés et révérences d’une répétition supervisée par le Duc de Mantoue.
Les décors d’Etienne Pluss font le choix du naturalisme et non de l’esthétisme. Un amoncellement d’objets disparates, l’ordinaire des coulisses, garnissent la scène. Le domicile de Rigoletto et de sa fille, visible en coupe sur deux étages, est une structure mobile que fait coulisser avec l’avancée du drame le spectre de la mère.
Les costumes de Thibault Vancraenenbroeck ajoutent à ce cadre leur couleur neutre –blancheur de linceul ou noirceur vengeresse– ou acidulée –jeunesse de Gilda ou ivresse du spectacle.
Le dispositif visuel est cependant lisible, en dépit de la saturation des signes, grâce notamment aux lumières de Laurent Castaingt, réalisées par Alexis Koch, qui passent de la froideur à l’éclat surnaturel dans les moments où la malédiction advient.
Côté distribution, la Gilda de la soprano brésilo-chilienne Maria Carla Pino Cury traverse les épreuves de l’opéra comme une étoile filante. La petite teenager sautillante du premier acte devient ce spectre diaphane, rejoignant sa mère en un même pas de danse. Son instrument, ductile, précieux, juste, gagne un suraigu aérien et pur d’oiseleuse. Tel une lame fine et lumineuse, mais toujours lestée d’expression, il traverse d’un bel éclair toute la noirceur vocale du drame.
Rigoletto est confié au baryton géorgien Nikoloz Lagvilava, qui compose un être impressionnant, dans sa présence physique et vocale, à la fois puissante et vulnérable. Il joue avec la sonorisation pour inclure ses moindres souffles à son expression vocale, au timbre charnu et sombre. Le vibrato, jamais systématique, la diction, jamais gutturale, viennent structurer sa ligne de chant, comme s’il empilait de belles pierres sèches.
Le triangle vocal trouve son troisième sommet avec le Duc de Mantoue du ténor péruvien Iván Ayón-Rivas, qui remplace au pied levé Matteo Roma, déclaré souffrant. Il campe, avec toute la latinité de son timbre et de son expression, une créature aussi « inconstante » que celle qu’il chante dans son air le plus fameux (“La Donna è mobile”). La générosité et la ductilité de son instrument, qui jamais ne s’enraye dans les nombreuses amplifications de sa partie, n’a d’égal que son engagement scénique, auquel aura manqué -pour ce remplacement- le temps du polissage de la direction d’acteur. Il fait cependant merveille dans ses parades de séduction.
Dans les seconds rôles féminins, la Maddalena de la mezzo-soprano Lucie Roche, apporte son jeu de scène érotico-loufoque, en contrepoint au refrain du Duc de Mantoue, tandis qu’elle fait appel à ses accents les plus graves, poitrinés avec douceur, et les plus fauves à l’aigu, dans une partie vocale qui mâche ses mots. L’autre mezzo-soprano, celle de Julie Pasturaud en Giovanna, apporte ses accents expressifs intenses et gorgés d’émotion. La Comtesse Ceprano est confiée Juliette Raffin-Gay, qui offre quelques notes au fruité délicieux. Le Page de la soprano Héloïse Poulet s’acquitte des siennes avec grâce.
Le Sparafucile de la basse Peter Martinčič ajuste sa voix contondante à la noirceur et à la raideur de son rôle. Chez lui, même le legato se fait menaçant. Le Comte Monterone est confié à Jean-Kristof Bouton, impeccablement tonitruant, avec sa voix aux couleurs d’ardoise. Le Comte Ceprano est campé avec un souffle altier par la basse Mathieu Gourlet. Le Matteo Borsa du ténor coréen Kiup Lee est d’énergique présence vocale et scénique. Enfin, le Marullo du baryton Olivier Cesarini retient l’attention par la diction susurrante de sa voix souple.
La direction de Valerio Galli, à la tête de l’Orchestre de l’Opéra de Toulon, produit la pâte vibrante et noire d’une fosse bien nommée. Le chef adopte une gestuelle ample, énergique, engagée, aux gestes asymétriques et mesurés au cordeau. Le Verdi qu’il obtient de la phalange est puissant, saisissant, émouvant : manteau sonore de malheur posé sur les épaules du duo père-fille.
Le Chœur de l’Opéra de Toulon, préparé par Christophe Bernollin, s’acquitte de son rôle véritablement dramatique, en maniant petites notes répétées ou textures planantes et orageuses. Il occupe la scène de manière convaincante, voix collective ténébreuse opposée à celle du père-bouffon.
Le public, qui a fait le déplacement vers un lieu ordinairement dévolu à la musique actuelle, écarquille autrement les yeux et les oreilles, mais donne surtout un élan plus vif à ses longs applaudissements.