Don Giovanni aux enfers : à Strasbourg, un satané hommage au lyrique
La similitude entre le retour du Commandeur à la fin du Don Giovanni de Mozart et l'ouverture de cet opéra rappelle que celle-ci n'avait toujours pas été écrite à la veille de la création. Cette similitude offre d'ailleurs une entame parfaite pour ce "Don Giovanni aux enfers" qui ambitionne de reprendre le récit là où Mozart l’a laissé. Le début de ce spectacle est donc installé au plateau, à table, dans une salle ressemblant au foyer de l’Opéra National du Rhin, lorsque la statue du Commandeur fait irruption.
Comme chez Mozart et da Ponte, Don Giovanni refuse le repentir puis chute… ici jusque dans les tréfonds du théâtre où il est accueilli par une divinité maléfique du nom de Polystophélès (tel un Méphistophélès multiple), à la recherche des meilleurs talents artistiques parmi ses hordes damnées.
Il emmène ensuite le héros dans les entrailles de l’Opéra -par l’intermédiaire des vidéos de Simon Steen-Andersen, grand artisan de ce spectacle : signant également concept, mise en scène, décors et lumière.
Ils croiseront Charon, Parques, Furies, mais aussi les damnés revivant indéfiniment leurs supplices : un Enfer de Dante mais version lyrique -Turandot écoute en boucle un démon chanter Nessun Dorma, le Hollandais du Vaisseau fantôme est condamné à croire à la rédemption pour découvrir que Senta n’était qu’une illusion et être réenchaîné à son vaisseau, etc. Ils croisent d'ailleurs aussi Dante, Virgile et Orphée, ces derniers n'étant que de passage de ce côté du Styx.
Après une scène de Sabbat sur du Rosalía (phénomène actuel rivalisant avec Beyonce) suivi d’une Habanera version electro, Dom Juan se retrouve torturé par deux succubes qui chantent ses répliques notamment Deh vieni alla finestra. Il croit pouvoir sortir des enfers, mais se rend finalement compte que cette échappatoire n'était qu'une illusion, et qu’il est prisonnier du théâtre pour l’éternité.
Wagner voyait en Don Giovanni l’opéra des opéras. Simon Steen-Andersen l'a manifestement pris au mot, car la partition consiste en réalité en un collage de plus de 30 œuvres du répertoire faisant référence aux enfers, allant de 1607 avec L'Orfeo de Monteverdi jusqu'à 1955 avec L'Ange de feu de Prokofiev, tout en passant par moult raretés telles qu'Il Sant'Alessio de Landi, Der Vampyr de Marschner, Francesca da Rimini de Rachmaninov ou encore Les Danaïdes de Salieri.
Le travail du démiurge ne se limite au demeurant pas à la sélectionner et superposer. Diverses réadaptations transforment notamment certains solos en duos, mais offrent aussi des changements de registre. Les divinités infernales de La Damnation de Faust de Berlioz bénéficient désormais d’une orchestration à la Rammstein tandis que les arias en solitaire de Polystophélès, suspendu dans les airs, sont issues du Démon d’Anton Rubinstein et accompagnées avec une Telecaster à la reverb exacerbée.
La toccata initiale de L’Orfeo, vitaminée à la boite à rythme, sert de générique au talent show et les voix peuvent être trafiquées à loisir (à l’instar d’une Olympia en panne, mais auto-tunée).
Dans la fosse recouverte d’un drap noir pour l’occasion, Bassem Akiki doit coordonner non pas un mais deux orchestres -l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg dans la fosse alterne avec l’Ensemble Ictus présent sur scène- et quelques musiciens électroniques se rajoutent aux phalanges. Bien qu’invisible, sa capacité à aborder la pluralité des répertoires nonobstant les transitions impressionne et offre un rendu tout en relief et en précision. Sur scène, les membres d’Ictus prennent un plaisir manifeste, tant à interpréter les standards baroques dans les purs canons du genre qu’à revisiter d’autres passages du répertoire de manière plus expérimentale. Les Chœurs de l’Opéra National du Rhin se limitent ce soir aux basses, et offrent un rendu cohérent, globalement très homogène nonobstant les exigences dramaturgiques.
En Don Giovanni, Hollandais et Orphée, Christophe Gay bénéficie d’un timbre clair d’une tessiture relativement légère ainsi que d'harmoniques aigus sonores, lui permettant de camper un archétype de baryton mozartien. La clarté des voyelles et la bonne musicalité viennent renforcer une articulation impeccable. Dans les deux passages où il est seul à ne pas être amplifié, il bénéficie d’une projection parfaitement adaptée au niveau sonore général ainsi qu’à l’acoustique du lieu. De manière plus générale, l’intensité artistique est remarquée tout au long de la représentation y compris lorsqu’il est contraint de chanter dos à la scène en tenue d’Adam.
Dans les rôles du Commandeur, de Polystophélès et du médecin, le baryton Damien Pass prend un plaisir manifeste. Le timbre large et la tessiture lyrique viennent au concours d’un ample vibrato. Toujours en place rythmiquement, il fait état d’une longueur de phrasé remarquée dans les passages les plus languissants de ses rôles. En Polystophélès, il déploie, aidé par la projection, une profondeur d’outre-tombe qui vient appuyer une présence scénique intense. Ses harmoniques aigus sont également très présents.

La soprano Sandrine Buendia interprète une ombre, Alecto, Marguerite, Francesca de Rimini, Senta et Olympia, rôles dont la diversité lui permet de démontrer des capacités d’adaptation étonnantes. Couteau suisse, le timbre impose douceur et légèreté dans son incarnation d’une ombre avant de se mouvoir et de déployer sa largeur ainsi qu’une amplitude de vibrato insoupçonnées dans le rôle de Senta. De manière plus générale l’intensité des aigus, et particulièrement en Francesca, se hisse à la hauteur de l’investissement dramatique.
Julia Deit-Ferrand endosse quant à elle les habits successifs de Tisiphone, Turandot, Sycorax, Eurydice, une ombre et une Parque. La mezzo fait elle aussi état d’aigus remarqués, a fortiori compte tenu de sa tessiture, mais aussi d’une très bonne mise en place rythmique. Le timbre est clair et tire remarquablement vers le velouté lorsque la partition l’impose, de même que les voyelles et la tessiture lyrique. La gestion du souffle est parfaitement maîtrisée.
En Faust, Don José, Dante, Paolo, une parque, un démon et un paysan, le ténor François Rougier bénéficie d’un timbre large et d’une tessiture lyrique que viennent sertir un vibrato ample. Il tire profit de l’amplification pour accentuer la clarté de l’articulation ainsi que celle des voyelles, pour optimiser sa longueur de phrasé. Enfin, Geoffroy Buffière détient la palme du plus grand nombre de rôles puisqu’il campe Leoporello, Charon, Macbeth, l’ombre de Virgile, Barnaba, Iago, une parque, un démon, un esprit et un secouriste. Ses récitatifs sont dynamiques, son souffle long, sa musicalité générale, et plus particulièrement dans le rôle de Charon. Les rôles verdiens lui permettent eux de faire état d’une expressivité lyrique et d’une intensité dans la conduite des lignes de chant fort bienvenues.

En dehors de quatre ou cinq égarés ayant cru prendre leur place pour le Don Giovanni original, le reste de l’auditoire demeure tout au long des 2h15 de représentation. Ce sont finalement des applaudissements nourris qui viennent saluer l’ensemble de la distribution et plus particulièrement Christophe Gay et Damien Pass ainsi que les techniciens. Amoureux des œuvres hybrides et expérimentales, ou désireux de redécouvrir des arias oubliées, chacun dans ce public-ci semble avoir trouvé son compte dans cette soirée.