Grande audition de Leipzig par Les Arts Florissants
Ainsi que le souligne Paul Agnew en début de concert, le monde a en tête (et à l'oreille) l’image d'un Bach quinquagénaire à son apogée, une image et ses pièces si célèbres qu'elles feraient presque oublier que son hégémonie ne fut pas instantanée et qu'il ne fut pas le seul, et d'abord pas même le plus renommé dans son propre univers musical. Les Arts Florissants ont donc décidé d'organiser à nouveau une "Grande audition" en interprétant les pièces des différents candidats à l’une des places les plus enviées du monde musical allemand qui se retrouva vacante en 1722 suite au décès de Johann Kuhnau : le poste de Kantor de l’église de Saint-Thomas de Leipzig. Pour remplacer Kuhnau, ces messieurs de Leipzig ne veulent que le meilleur. Et le meilleur en 1722 n’est autre que… Georg Philipp Telemann, récemment nommé dans un poste similaire à Hambourg, où il n'est guère satisfait car l’église l'empêche de se consacrer aux opéras et autres concerts (sans compter que le salaire laisse à désirer). Telemann rentre donc à Hambourg avec le contrat pour Leipzig, mais ne s’en servira que comme un moyen de pression envers sa paroisse d'origine qui acceptera finalement ses conditions (comme quoi les stratégies de négociations salariales ne datent pas d'hier). Le poste redevient donc vacant mais le concert de ce soir donne une cantate de Telemann, Wer sich rächet (Celui qui se venge).
C'est donc ensuite au tour du deuxième meilleur compositeur considéré de son temps d'être convoqué… Christoph Graupner, dont le nom n'est plus si familier, mais dont nous sont parvenues près de 1300 cantates (contre environ 300 pour Bach). Compositeur à la cour de Darmstadt, dont l’opéra vient de fermer, et mécontent des restrictions imposées par la musique de cour, il cherche alors à changer de position. Malheureusement, c’est cette fois-ci son protecteur, Ernst Ludwig de Hesse-Darmstadt qui refuse de le libérer de son engagement (mais consent pour lui aussi à une augmentation). Graupner ne peut donc accepter le poste à Leipzig. La cantate Aus der Tiefen rufen wir (Des profondeurs, nous t'appelons) vient rappeler cet épisode.
C’est donc finalement, Johann Sebastian Bach qui récupère le poste, lui qui n'a alors composé qu'une trentaine de cantates. Sont données ce soir Du wahrer Gott und Davids Sohn (Toi, vrai Dieu et fils de David) et Jesus nahm zu sich die Zwölfe (Jésus prit avec lui les Douze) toutes deux composées entre 1722 et 1723 –comme celle de Graupner d’ailleurs.
Joignant le geste à la parole, Paul Agnew se mue alors en chef. Si le passé de chanteur est encore trahi par les gestuelles que ne renierait pas un chef de chœur, la direction est souple, et fort précise – force est de constater la confirmation d'une montée en puissance et en ampleur directionnelle, ne serait-ce qu'au regard de nos récents comptes-rendus au Festival du printemps dernier. Pour l’accompagner ce soir, il peut compter sur plusieurs piliers des Arts Florissants, parmi lesquels Myriam Rignol à la viole de gambe et Thomas Dunford au luth, dont la complicité est ce soir au-delà de l’évidence, mais aussi Tami Troman, Douglas Balliett et plusieurs autres.
Le quatuor de solistes vocaux, composé pour moitié d’anciens lauréats du Jardin des Voix, se démarque par ses très bons équilibres et synchronisation ainsi qu’une efficacité dans l’utilisation des silences.
La soprano Rachel Redmond se détache par sa tessiture légère et son vibrato pleinement maîtrisé. Le timbre est clair, la longueur de souffle bonne et le rendu global est soutenu par une technique naturelle et une projection bien dosée eu égard à l’acoustique du lieu et à ses duos, bien qu’elle tende à éclipser le contre-ténor sur les notes longues, lorsqu’elle lâche finalement son vibrato.
Nicholas Burns fait néanmoins état d’une tessiture de contre-ténor plutôt lyrique, sertie de très bonnes articulations, rehaussée par la clarté de ses voyelles et de sa musicalité. L’intensité dramatique se fait également fort à propos, et il distille alors des variations de puissance sur les phrases longues.
Avec sa tessiture lyrique, son timbre rond ainsi que sa bonne longueur de phrasé, le ténor Cyril Auvity livre une prestation tout en relief, musicale et intensément dramatique durant les récitatifs. L’articulation est bonne, malgré un roulage des [R] un peu excessif par moment. La technique est maîtrisée même si certaines vocalises trahissent l’ampleur du travail effectué.
Enfin, la basse Jonathan Sells –dont l'ensemble "Solomon’s Knot" vient au demeurant de publier un disque de motets de… Bach– impressionne d’emblée par sa profondeur, la clarté de ses voyelles et, de manière plus générale, par sa très grande musicalité. Le timbre est cuivré, le vibrato ample et l’articulation fort bonne durant les parties récitatives. La longueur de souffle se déploie particulièrement durant la quatrième cantate.
Le public, certes réduit, est, durant tout le concert, d’une concentration et d’un silence des plus appréciables, n’interrompant ce silence qu’à l’issue de chaque cantate pour les applaudir. In fine, chacun repart d’ici en se disant : heureusement que Bach a finalement bel et bien eu ce poste au sommet duquel il composera tant de chefs-d'œuvre.