Charles Dutoit en famille au Teatro Colón pour Jeanne d’Arc au bûcher d’Honegger
Bien qu’il n’était pas officiellement inscrit à son programme, c’est un peu l’épilogue du Festival Argerich qui s’est tenu du 15 au 30 juillet au Teatro Colón de Buenos Aires. L’oratorio d’Honegger, donné en version de concert, semble en effet, par sa proximité chronologique et familiale, l’écho final des huit soirées ayant précédé cette représentation, à l’heure même où Martha Argerich (82 ans), revenue en Europe mais souffrante, se voit contrainte d’annuler ses concerts estivaux.
Épopée symphonique
Charles Dutoit doit aussi se sentir un peu en famille au Teatro Colón. Les derniers mois qui se sont écoulés lui ont en effet permis de tisser des liens étroits avec la célèbre maison d’opéra argentine et les deux orchestres qui la font vivre, tant la Orquesta Filarmónica de Buenos Aires (OFBA) qu’il a dirigée pour la Deuxième Symphonie de Mahler dans la mise en scène de Castellucci (reprise d’Aix) que l’Orchestre permanent du Théâtre avec lequel ce spécialiste reconnu de Stravinsky a exécuté La Carrière d’un libertin, deux spectacles couverts par Ôlyrix.
Charles Dutoit retrouve l'OFBA pour cette Jeanne d’Arc au bûcher d’Honegger. L’atmosphère se dégageant de l’orchestre est dense, d’une couleur tantôt opaque et noire comme l’injustice de l’Histoire, tantôt sulfureuse et lumineuse comme les flammes de l’enfer mordant Jeanne agonisante. L’interprétation, fine et précise, est distillée dans les moindres détails d’infinies nuances, toute l’amplitude volumétrique de l’orchestre est sollicitée pour la mettre, en fonction des épisodes, au service du drame de la partition d'Honegger, compatriote de Dutoit, ou du caractère satirique du livret de Paul Claudel. L’entente franco-suisse en territoire argentin semble à son plus haut niveau d’expressivité, soutenue par une belle recherche d’équilibre entre l’orchestre et les chœurs.
Épopée lyrique
Les deux chœurs brillent à la façon de protagonistes de tout premier plan commentant ou faisant avancer eux-mêmes l’action dramatique, même si l’auditeur francophone pourra regretter une prononciation trop fermée et approximative. Miguel Ángel Pesce mène l'Ensamble Vocal Música XXI très investi, puissant et agile dans ses projections, attentif aux injonctions de Charles Dutoit et respectueux de ses choix. Les élans sont volubiles et incisifs. La couleur est délibérément mate et profonde, empreinte de solennité et de gravité.
Le Chœur d’enfants du Teatro Colón, dirigé par César Bustamante, se remarque par sa clarté virginale, sa pureté salvatrice. La blancheur des projections, la justesse des lignes, en hauteur et en volume, signent une préparation ciselée.
Chez les chanteurs solistes féminins, Laura Pisani (la Vierge et la voix du Prologue) se démarque par un soprano translucide et piquant, le vibrato est ample, l’articulation ouverte rend audibles ses puissantes projections. Sa consœur soprano Marina Silva (Marguerite) possède une voix forte, docile et solidement charpentée, les projections sont amples et diffuses. La mezzo Alejandra Malvino (Catherine) offre un organe vocal soyeux, la douceur scintillante du timbre et son caractère lumineux autorisent des envolées très assurées, mues par une émission saine.
Les voix chantées trouvent en Santiago Martínez, qui participait il y a quelques jours à la distribution d’un Trouvère emmené par Anna Netrebko, une tête de pont masculine flamboyante. Sa voix de ténor, limpide, autoritaire et robuste, donne au personnage de Porcus toute sa dimension satirique. Le ténor de Carlos Ullán (Héraut I et une voix), luisant et haut perché, prive l'auditeur d’apprécier cet agréable timbre de feutrine qui manque de volume face à un orchestre le couvrant trop systématiquement, tant il est vrai que sa position latérale et une prononciation du français altérée ne favorisent guère ses projections. Le même problème est palpable chez la basse Leonardo Fontana (Héraut II et une voix). Les rondeurs d’une voix pourtant bien posée ne suffisent pas à le rendre audible et compréhensible. Gabriel Renaud donne pour sa part au Clerc une voix de ténor lisse et haute.
Épopée théâtrale
La dimension dramaturgique de l’œuvre est assurée par les trois principales voix parlées, toutes francophones, qui sont pour l’occasion sonorisées. Annie Dutoit-Argerich, actrice de profession, prête sa voix à Jeanne. Le spectre de cette voix, en volume comme dans les variations de tons, semble peu malléable. La voix est sèche (l’actrice ressent d’ailleurs le besoin de s’abreuver), et le corps, trop raide, mime peut-être l’impossibilité de mouvements de la prisonnière attachée au bûcher ou reste confiné dans un espace scénique certes restreint mais gouverné par les signes extérieurs du trac de la comédienne. Vêtue de blanc, Annie Dutoit-Argerich trouve, chemin faisant, des inflexions plus convaincantes et alertes dans le déroulé d’une prestation qui paraît, sur le plan du jeu théâtral (gestes, mimiques, effets vocaux) trop dirigée par l’introspection.
Axel Blind incarne un Frère Dominique dont les inflexions vocales, assez hautes perchées, se mettent au service du mordant du personnage. Les intonations sont ajustées et minutieusement rendues. Le regard, les mouvements, aussi rudimentaires soient-ils, sonnent juste et donnent de l’épaisseur au rôle.
La voix grave et séduisante de Dominic Rouville est celle du Récitant. Le caractère posé et ample de son timbre l’aide dans sa fonction de narrateur. Des accents de vérité s’échappent de ses prises de parole avec un naturel qui lui confère assurance et charisme.
Cette Jeanne d’Arc au bûcher reste un spectacle total à la croisée du chant et du théâtre dont le public demeure impressionné : un très long et très appréciable silence complet de la salle après les dernières notes émises par l’orchestre (fait rarissime au Colón), précède des applaudissements à tout rompre à destination de l’ensemble des participants.