Résurrections : Mahler par Castellucci à Buenos Aires
C’est à La Rural, gigantesque centre d’exposition de Buenos Aires, que cette reprise est montée dans le cadre du 40ème anniversaire du retour de la démocratie en Argentine. On ne déplace en effet pas 600 tonnes de terre pour en combler la scène d’un théâtre plus que centenaire et qui ne possède pas par ailleurs la largeur suffisante pour reproduire la mise en scène d’Aix (notre compte-rendu).

Double partenariat, exhumation double
Ce spectacle est le fruit d’un partenariat double entre, d’une part, le Festival d’Aix-en-Provence et le Teatro Colón qui signent ici cette coproduction, et, d’autre part, ce même Colisée argentin et l’Ambassade d’Italie à Buenos Aires puisque ce projet inaugure et porte pour la saison 2023 le label « Divina Italia », tel que nous le mentionnions pour la présentation de cette nouvelle saison lyrique en Argentine (à retrouver ici). À travers cette labélisation, c’est ici le célèbre metteur en scène italien Romeo Castellucci qui est honoré et reconnu pour la valeur de son travail et son impact dans le monde des arts de la scène.

Les spectateurs assistent à travers l’exhumation de cette mise en scène à celle, plus littérale cette fois, de corps humains (mannequins) découverts alors qu’une femme, à la recherche d’un cheval égaré, découvre de façon fortuite des restes humains dans un terrain vague une fois son précieux destrier retrouvé. Le ballet progressif de toute une équipe d’anthropologues légistes se met en place avec lenteur et beaucoup de précision dans le geste, à grands renfort de matériels adéquats (dont trois camionnettes, une pelleteuse miniature, des équipements divers incluant des tenues adaptées et nombre de housses blanches permettant de recouvrir et d’évacuer les corps décharnés, une fois ceux-ci patiemment exhumés). Si le rythme du spectacle installe volontairement sa lassitude (le spectacle de la mort est hors du temps), il reste visuellement impressionnant de réalisme scientifique et même émouvant par une certaine poésie archéologique décharnée qui s’en dégage, en particulier lors de la découverte, parmi tous ces adultes enterrés, du corps d’un enfant.

Cette mise en scène ne laisse personne indifférent et force est de constater que le contexte local lui donne ici une toute autre lecture, même si de violentes controverses la concernant, comme ce fut le cas en France, sont très présentes sur les réseaux sociaux où l’incompréhension se mêle aux jugements lapidaires et a priori. C’est sans compter sur le fait que cette séance d’excavation n’est pas sans faire écho ici aux corps des disparus civils victimes de la dictature militaire, aux cimetières clandestins et autres fosses communes engendrés par ce régime sanguinaire qui fit les heures les plus sombres et les plus macabres de l’histoire de l’Argentine contemporaine.

Tartufo, somptueux cheval blanc qui, seul en scène, assume étonnamment son rôle à l’ouverture du spectacle, peut aussi évoquer la monture du général San Martín, le héros et libérateur du joug espagnol qui permit l’indépendance du pays. Entre mort et vie des nations, y compris sur le plan symbolique, le vagabondage olfactif de ce cheval blanc, qui parcourt toute la largeur de la scène en humant le sol, comme s'il sentait la présence des cadavres, montre le chemin d’une salvation des âmes. L’apparence et les formes des cadavres exhumés, qui évoquent les corps calcinés par le froid des momies incas retrouvées en Argentine, font aussi ressortir un passé colonial où les crimes sur les populations amérindiennes font aussi partie d’une histoire tragique qui conserve ses zones d’ombres et ses non-dits. C’est là, à travers cette universalité, toute la force de la mise en scène de Castellucci et, sans doute, son trait d’union avec la musique de Mahler.

Une fosse pas si commune
En contrebas de la fosse commune des morts de l’Histoire exhibés en scène se trouve une autre fosse, bien vivante celle-ci, où le chef Charles Dutoit met en mouvement musiciens et chanteurs.
D’aucuns se plaignent du bruit de fond de la climatisation pourtant nécessaire pour assurer le confort du public par une nuit aussi pesante, et pas seulement à cause du caractère morbide du spectacle qu’elle expose (31° de température). L’électrification du son est aussi l’objet de critiques parmi l'auditoire. Si elle contribue à accentuer exagérément certains effets de l’orchestre, elle semble indispensable compte tenu de la dimension de la salle. Charles Dutoit mène la Orquesta Filarmónica de Buenos Aires avec beaucoup de fougue, d’entrain et d’énergie. La profondeur des timbres accompagne la gravité du champ visuel, la direction est fine et précise dans ses intentions : la découverte du premier corps est ainsi parfaitement synchrone avec la musique. La puissance narrative et la grandiloquence accentuelle de l’orchestre mettent en valeur des percussions assourdissantes et des cuivres rutilants.
Guadalupe Barrientos annoncée mezzo présente un alto sombre et profond, avec une prononciation de l’allemand assez fermée. Le son paraît parfois écrasé et aplani par la sonorisation mais l’amplitude des graves et des bas médiums reste appréciable et sert avec élégance la gravité du propos visuel. Le caractère rampant des vocalises offre un frisson mortuaire qui semble mettre un voile noir de recueillement sur l’ensemble du spectacle.
Le timbre lumineux et diaphane de la soprano Jaquelina Livieri offre un contrepoint et un contraste saisissants avec celui de sa collègue chanteuse. Le vibrato est ample et lent, au service d’une diction claire. Il est une brèche d’espoir qui alimente la résurrection : « O glaube: Du wardst nicht umsonst geboren! Hast nicht umsonst gelebt, gelitten! » (Oh, crois : tu n’es pas né en vain ! Tu n’as pas vécu ni souffert en vain !).
Le Grupo Vocal de Difusión dirigé par Mariano Moruja est un chœur aux couleurs raffinées, harmonieuses et délicates. La beauté tiède et lumineuse qui se dégage de ses projections est réconfortante. De subtiles superpositions ou oppositions de timbres et de tessitures (les femmes sont côté “Jardin” et les hommes côté “Cour”) témoignent de la chaleur et de la docilité de ce groupe.

La soirée est chaleureusement accueillie par un public nombreux et diversifié : l'ouverture du Colón sur d’autres lieux semble porteur d’espoir. Au même titre que la pluie en scène venant clore le spectacle mise sur la germination, cette résurrection des âmes et des cœurs assure aussi un renouvellement notable de spectateurs conquis par l’expérience.
