Electric Fields au Festival de Pâques : le chant de la terre et du temps
Le titre du spectacle renvoie aux champs sonores et visuels de cette proposition artistique, doublement électrisée -et électrisante- avec le travail créatif des lumières et du son électronique. La musique (chant et pianos) est en effet travaillée en temps réel par David Chalmin à sa console, tandis que Pascal Mérat déploie également sa création lumière au Grand Théâtre de Provence. La créativité offre même ici une première, ce spectacle n’ayant pu (en raisons de difficultés techniques) être repris comme initialement prévu avec la création vidéo de Netia Jones.
Le champ visuel est nourri d’une épure lumineuse, luministe, à la Tintoret, descendant du ciel en oblique pour résonner avec la dimension religieuse du programme musical, dans un plateau sombre où les interprètes sont surexposés de lumière.
À ces coulures de lumières, répond le halo sonore des enceintes. Ces champs rendent le dispositif “immersif”, plongeant l’auditoire dans une perte de repères : l’origine des événements sonores est souvent difficile à repérer parmi le tétraèdre que forment les pianos embrassés en vis-à-vis, l’ingénieur du son et la chanteuse, car tous ces interprètes filent ensemble une sonorité qui est reprise, répétée, réinjectée, mise en boucles et en échos par la console électronique jusqu’à la transe.
Le champ qui se dessine est aussi celui de l’histoire de la musique et il est également électrique : comme les sons et les lumières se transmettent leur énergie, à l’image d’un courant électrique, le programme traverse les époques artistiques, en mettant notamment à l’honneur les compositrices premières que sont Hildegard von Bingen, Barbara Strozzi et Francesca Caccini, avant de poursuivre avec les contemporains David Chalmin et Bryce Dessner.
Les époques “commutent” ainsi, comme le courant électrique et artistique qui se transfère d’un matériau à l’autre, depuis la musique médiévale, encore nourrie par le chant grégorien, jusqu’à nos jours : de la même manière que les langues chantées se commutent (non seulement en se fusionnant grâce au retravail électronique mais ce retravail est lui-même une prolongation d’un travail fait par la visionnaire Hildegard von Bingen qui composait aussi dans sa “ lingua ignota”, langue d’inspiration latine mais à la mystique musicale universelle).
Barbara Hannigan est le point central et le fil rouge de la musique, étirant sa voix vulnérable et puissante, sécrétant son espace propre avec une grande subtilité et délicatesse (pour que les répétitions démultipliées de sa voix ne viennent pas saturer, au contraire : qu’elle s’instille dans chaque tympan avec son contrôle naturel fait d’attaque nette, de ligne pure, de crescendo vibrant, de réverbération). Même dans le suraigu, elle déploie de multiples modes d’attaques avec différentes couleurs opalines, faisant résonner les notes importantes du mode et de l’affect choisi.
Les deux pianos de Katia et Marielle Labèque font tinter leurs textures cristallines, comme des averses, ou opaques comme des clusters (grappes de notes), sous leurs doigts énergiques et musclés. La grande mécanique digitale, propre à chaque séquence, se met lentement en route, pour atteindre au final une tension et une scansion paroxystiques. Les pianistes tournent les pages de leurs partitions, qui sonnent pourtant comme de l’improvisation, à la manière obsessive du jazz contemporain ou de la musique répétitive américaine.
Le public ovationne longuement la performance, avec des manifestations vocales peu coutumières, électriques, à l’image de cette proposition.