Barbe-Bleue et Schicchi à Athènes : une salle, deux ambiances
Entre l'atmosphère mystérieuse et sombre du Château de Barbe-Bleue de Béla Bartók et l'humour grinçant de Gianni Schicchi de Puccini, il existe peu de points communs, en dehors de leur courte durée, permettant à l’Opéra National de Grèce de les assembler en un diptyque original. Elles sont d’ailleurs présentées dans deux mises en scène totalement distinctes, signées de deux metteurs en scènes différents.
Le premier opus est une nouvelle production de Themelis Glynatsis. Par ses lumières, Bruno Poet cache ou révèle la scénographie onirique de Leslie Travers, qui présente une scène de la vie quotidienne en son centre : une chambre d’Ehpad (celle du père de Barbe-Bleue ?) dans laquelle une femme découvre son conjoint, ouvrant les portes de l’intimité de celui-ci jusqu’à faire littéralement disparaître leur réalité, s’enfermant dans ce surmoi, ou plutôt ce « sur-lui », représenté par une sorte de grand rocher dans lequel sont creusées deux portes qui se reflètent dans des miroirs. Cet espace est traversé par des personnages muets que l’on imagine être Barbe-Bleue enfant ou sa mère qui se transforme en femme idéale. Les deux protagonistes restent très statiques et reflètent finalement peu la passion érotique pourtant mise en avant dans la note d’intention.
Tassos Apostolou incarne Barbe-Bleue de sa haute stature et d’une voix intense et caverneuse, sombre et humide comme le château. Il puise ses résonnances très profondément dans son instrument pour mieux projeter le son jusqu’au fond de la salle. Violetta Lousta interprète quant à elle Judith, dont la voix, modifiée par électronique, énonce le prologue. Son timbre chaud et molletonné semble garder le son qui ne s’épanouit pas vraiment. Elle interprète toutefois sa partie avec musicalité et un phrasé tendre. Le couple reçoit avant l’entracte des applaudissements nourris.
Le second opus est une reprise de la mise en scène de John Fulljames, qui place l’intrigue dans une chambre de Buoso Donati, petite (surtout vu le nombre de protagonistes qui y évoluent) et foutraque, qui, en tournant sur elle-même permet de montrer l’extérieur (le couple formé par Rinuccio et Lauretta par exemple), d’apporter une respiration ou de ménager des effets scéniques. L’œuvre étant déjà très théâtrale, le focus est mis sur la direction d’acteurs et sur le travail des effets de groupe.
Dionysios Sourbis est une belle découverte en Gianni Schicchi. Il apporte au rôle une jeunesse scénique et vocale, un dynamisme et un charisme qui enrichit son interprétation. Sa voix bien projetée, au grain très noir, semble taillée pour cette partition. Vivi Sykioti est également très applaudie en Lauretta, sa courte intervention lui permettant d’exposer sa voix ronde et juvénile, légèrement vibrée mais solidement projetée, ainsi qu’un souffle long. Si sa technique est irréprochable, elle pourrait cependant travailler davantage la charge émotionnelle de son chant. Yannis Christopoulos met plus de temps à se chauffer dans le rôle de Rinuccio. Sa voix lyrique et claire est d’abord peu audible, mais prend de l’assurance dans son air, s’appuyant sur son timbre italianisant, ses aigus aisés et sûr, ainsi que sur son phrasé dynamique.
Julia Souglakou prête une voix rocailleuse à Zita, tandis que Christophoros Stamboglis campe un Simone sans scrupule et réjouissant théâtralement. Ses graves sont profonds et nobles, son timbre est noir. Le couple formé par Gherardo et Nella ressort des rôles de complément par leurs qualités vocales. Le premier, Ioannis Kalyvas projette son ténor resplendissant. La seconde Diamanti Kritsotaki (Nella) expose une voix chaude et dorée, sensuelle et bien projetée.
Vangelis Maniatis reste plus en retrait vocalement en Betto di Signa, son baryton de caractère étant régulièrement couvert par l'orchestre. George Mattheakakis n’est pas davantage mis en valeur en Marco par son baryton mat. Siranous Tsalikian prête à La Ciesca sa voix épaisse et colorée, mais capitonnée et qui porte peu. En docteur Spinelloccio, Kostis Rassidakis pince sa voix et travaille une démarche comique. Haris Andrianos est un luxe en notaire Amantio di Nicolao, étant donnée sa voix bien assise et puissante. Les deux basses Nikolas Douros (Pinellino) et Georgios Papadimitriou (Guccio) n’ont que quelques mots pour se distinguer, et misent du coup davantage sur leur apport théâtral muet.
Vassilis Christopoulos conduit l’Orchestre de l’Opéra National de Grèce et parvient à mettre en avant la noirceur entêtante du premier opus et l’ironie grinçante du second. L’ouverture de la quatrième porte de Barbe-Bleue, donnant sur le jardin, est accompagnée par les trompètes et trombones placés aux balcons, dans un effet impressionnant.
Après avoir abusé des parents gripesous de Buoso Donati, Gianni Schicchi cherche à les chasser avec un extincteur qu’il ne parvient cependant pas à faire fonctionner ce soir-là. La famille emporte tous les meubles et objets, même décrépits, laissant la chambre uniquement décorée du corps sans vie de Buoso Donati, seul ornement manifestement réellement sans valeur à leurs yeux.
Sans surprise, le public montre son enthousiasme après avoir bien ri durant cette seconde partie, et réserve un bel accueil aux trois solistes disposant d’un air dans cet ouvrage.