Une baignade avant l’apocalypse : l’opéra-performance Sun & Sea à Buenos Aires
C’est l’histoire d’un projet conjugué au féminin en provenance de Lituanie, pays d’origine de Lina Lapelytė (composition et direction musicale), Vaiva Grainytė (livret) et Rugilė Barzdžiukaitė (mise en scène et scénographie). Récompensé du Lion d’or à la Biennale de Venise en 2019, ce spectacle original et innovant qui fait le tour du monde fait escale à Buenos Aires dans les locaux du Colón Fábrica, l’entrepôt du Teatro Colón situé dans le quartier de La Boca, dédié au stockage des décors, accessoires et costumes. Seize sessions sur 4 jours consécutifs présentent un spectacle sans aucune coupure entre chacune des 4 sessions journalières : 200 spectateurs remplacent le contingent qui les a précédés sans que jamais le spectacle, qui fonctionne en une boucle d’une heure, ne s’interrompe. Le public, placé sur une estrade, surplombe la scène située en contrebas. Des spectateurs se plaignent de la chaleur extrême mais elle fait sans doute aussi partie de cette performance évoquant le bouleversement climatique, justement à une époque de l’année (l’été austral a touché à sa fin en Argentine) où les températures sont anormalement très élevées à Buenos Aires et contraignent certains spectacles d’envergure à utiliser l’air conditionné.
Est-ce (encore) un opéra ?
Sun & Sea voit une trentaine de personnes, chanteurs et figurants, représentant toutes catégories sociales, genres et générations (dont des enfants) confondus, s’adonner aux activités qui sont celles de vacanciers sur une plage de sable fin (bronzage, jeux collectifs ou en solitaire, lecture, consultation de leur téléphone portable, bavardage entre couples ou avec les voisins…). L’œuvre, décrite comme « installation-performance-opéra », pose la question de son genre d’appartenance. Le public ne vient pas au spectacle de Sun & Sea comme il irait dans un théâtre applaudir La Traviata, Parsifal ou Porgy & Bess, et pour cause puisque les applaudissements ne sont pas prévus pour une performance comme celle de Sun & Sea, sans fin (à proprement parler), si ce n’est celle, probable, du monde lui-même.
Le livret (en anglais) présente des caractéristiques propres à celles de l’écriture opératique : y alternent des airs en solo, des interventions du chœur, et ce qui pourrait s’apparenter à des récitatifs. Les principaux thèmes en sont la prise de conscience des problèmes écologiques auxquels la planète est confrontée, tant leurs manifestations que leurs conséquences, et le destin de l’humanité induit par l’absurdité, les travers et les fatigues de la vie moderne, sous couvert de références objectives à Michel Houellebecq (« Sérotonine d’Équateur »). La partition, qui repose sur un principe de minimalisme et de répétition, sans que la lassitude ne s’empare du public dont aucun des participants ne quitte l’estrade, est interprétée à l’aide d’un MiniMoog, synthétiseur analogique caractéristiques des années 1970 qui trouva fortune dans les trois décades qui suivirent sa création. Du point de vue des lignes mélodiques et instrumentales, des inflexions vocales et des atmosphères musicales qui en découlent, la compositrice Lina Lapelytė tire clairement son inspiration de la pop anglaise (Portishead), islandaise (Björk), suédoise (Jay-Jay Johanson), ou encore d’univers musicaux plus expérimentaux (Wim Mertens). La bande-son du synthétiseur ainsi que les voix des chanteurs qui portent de discrets micros sans fil sont transmises par le biais de haut-parleurs situés au-dessus de la scène.
Embryon d’humanité vocale
L’extrême diversité des baigneurs induit aussi une grande variété dans les voix chantées qui s’en dégagent, sans chercher à se faire repérer. Cet embryon d’humanité reste dans une forme d’anonymat, propre à la promiscuité des activités estivales de plage : le programme de salle présente par ordre alphabétique les principaux performers sans les associer aux personnages qu’ils interprètent. Toutes les tessitures, tant chez les hommes que les femmes, se font entendre. Les styles de chant varient beaucoup, des mélodies à peine susurrées comme sous la douche (vers laquelle les baigneurs font d’ailleurs des va-et-vient pour se rafraîchir) aux techniques du chant lyrique les plus abouties. Parmi cette dernière catégorie, Aliona Alymova interprète le personnage éthéré de la Sirène. L’exubérance de sa voix de soprano (d)étonne, la ligne vocale est haute et profonde, d’un joli timbre lumineux, élancé et brillant sur toute l’étendue de la tessiture, comme le bleu infini d’un ciel d’été uniforme et sans ombrage. La puissance des projections impressionne. Le vibrato est plutôt discret et élégant, l’articulation reste ouverte et le phrasé fait reluire de riches harmoniques.
Le ténor Marco Cisco (incarnant un personnage en couple avec un autre baigneur) manifeste en voix de fausset une maîtrise de la couleur et du souffle profitable au lyrisme de son intervention. La voix est délicatement mais solidement posée, avec une grande assurance dans l’émission, qui est longue et effilée, soyeuse à souhait.
Les rondeurs chaloupées et chatoyantes de la voix de Nabila Dandara rendent vocalement avec piquant l’excès de soleil et de chaleur dont elle se plaint. Le timbre rutilant de son soprano est très homogène. Les projections sont pleines et entières, éclatantes, fortes d’une assise souple qui autorise une belle agilité dans les hauts-médiums et les aigus.
Les “Sœurs 3D” (l'une étant la copie de l'autre par impression 3D, les deux dissertant d'ailleurs sur le fait que cette technologie pourrait permettre de reproduire et sauver les coraux) sont interprétées par Annapaola et Elisabetta Trevenzuoli dont la gémellité également vocale intrigue. Leur timbre commun de soprano est clair, aérien et tendu avec ingénuité vers l’expression des angoisses du temps. Mention doit enfin être faite d’un Chœur de Vacanciers qui, par des interventions calibrées, précises, synchrones et régulières, emporte par l’émotion de groupe qui s’en dégage l’intérêt d’un public piqué et récompensé dans sa curiosité à l’égard d’un spectacle hors du commun.