Turandot classique et mesurée en direct de Londres
De retour sur les planches du Royal Opera House presque quarante ans après son inauguration, et ayant fait depuis les beaux jours de la maison, cette production de Turandot, signée Andrei Serban (reprise par Jack Furness), se veut fidèle au texte et mise sur un dispositif de mise en abyme du théâtre dans le théâtre. Les habitants de ce Pékin médiéval et imaginaire narré par l’auteur Carlo Gozzi, dont le livret s’inspire, observent le sort des prétendants de Turandot du haut de trois longues galeries de bois superposées. Le chœur, entièrement masqué de demi-figures rouges, est une matière unanime et immobile, tandis que des danseurs viennent habiller chorégraphiquement l'ensemble. Si certains courts moments sont nimbés d'une atmosphère propre, le résultat peine à poser un ancrage. Les costumes mélangent folklores asiatiques et européens (Ping, Pang, Pong sont habillés et maquillés en clown à l'occidentale, tandis que Calaf arbore un costume d'inspiration mongole), et les personnages semblent issus d'un livre pour enfant, bien que la noirceur de l'histoire ne s'y prête pas beaucoup. La direction d'acteurs est malheureusement reléguée au second plan et les intentions dramatiques sont tantôt brutes, tantôt floues. Au point que la réalisation cinématographique n'offre pas ici ces jeux de regards ou des détails découpés en gros plans et montés en direct, qui aident souvent à produire de l'émotion.
Dans la fosse, l’engagement d’Antonio Pappano est indéniable, au point, qu'au cinéma, les nombreux tutti orchestraux saturent même parfois les micros. Le chef anime de bout en bout l’œuvre sans jamais redescendre d’une implacable intensité, quitte à masquer un peu la subtilité de certains passages au profit de l’homogénéité allante de l’ensemble. L’intention qu’il porte au phrasé de chaque chanteur est par ailleurs impeccable et la cohérence rythmique entre le chœur et l’orchestre est à souligner. Les chœurs, idéalement placés sur les galeries bien en face de la fosse, livrent une prestation énergique et engageante de bout en bout.

Le plateau vocal soliste, quant à lui, livre une prestation de qualité, notamment chez les seconds rôles. Alexander Kravets, en Empereur Altoum à la fois immobile et tremblant sur son trône descendu des cintres tente de dissuader Calaf d’une voix aussi tremblante que son corps, aspérité qu’il donne volontairement à son élocution. Le mandarin de Blaise Malaba harangue la foule d’une voix cinglante et autoritaire dans ses deux interventions.

Le trio formé de Ping, Pang et Pong arbore vocalement et visuellement toutes les touches de couleur des costumes clownesques de ses interprètes. Ils offrent à eux trois l’incarnation scénique la plus convaincue de la soirée. Ensemble, les timbres se marient en nuances tantôt harmonieuses, tantôt dissonantes et chaque voix est toujours identifiable et caractérisée. Hansung Yoo incarne un Ping incisif au timbre nourri, assurant la base du trio auquel les deux ténors Pang (Aled Hall) et Pong (Michael Gibson) viennent ajouter du piquant. Le premier, espiègle, accentue l’acidité de son timbre tandis que le deuxième, plus clown blanc qu’auguste, en déploie un plus noble.
Vitalij Kowaljow compose un Timur sobre, à l’incarnation toute intérieure. La voix, résonnante, prend toute son ampleur dans le drame, au moment de la mort de Liu, où, bien timbrée, elle trouve une belle projection dans l’aigu. Liu, quant à elle, trouve en Masabane Cecilia Rangwanasha une interprète solide à la voix ronde et équilibrée et au timbre frais, qui apporte la juvénilité qui manque toutefois à son incarnation scénique, un peu effacée. Son "Signore, ascolta" au premier acte lui vaut une salve d’applaudissements du public londonien.
Calaf trouve en Yonghoon Lee un interprète investi à la voix sonore, dont l’incarnation, immuable et inflexible, sied au personnage sous les aspects de la détermination mais moins sous les plus sensibles. Vocalement, le ténor semble tendu, à l’image de son interprétation scénique. Bien que les aigus, nombreux, soient assurés avec panache, la technique semble parfois à sa limite et certaines voyelles ouvertes s’en trouvent altérées dans la prononciation.

Dans le rôle-titre, Anna Pirozzi offre elle aussi une incarnation scénique mesurée, mais plus adaptée il est vrai à la froideur du rôle. A contrario, du point de vue vocal, elle impose d’emblée une autorité imposante et sonore, déploie des aigus francs et solides dans "In questa reggia", en pleine maîtrise de son instrument, bien que la ligne de chant s’étiole un peu sur certains passages vers le grave en début d’interprétation. Sa puissance vocale impressionne dans les ensembles avec chœur, son timbre lumineux s’en détachant aisément.

La distribution reçoit un accueil chaleureux du public londonien, ainsi que dans la salle de cinéma, à en croire les échanges entre spectateurs à la sortie qui se donnent rendez-vous pour le prochain direct depuis le Royal Opera House : Il Trovatore le 13 juin, avec notamment Ludovic Tézier et Yusif Eyvazov. Avant cela, une retransmission des Noces de Figaro filmé en janvier 2022 sera au programme le 27 avril (notre compte-rendu en salle).
