Tristan obscur et petite mort d’Isolde à l’Opéra Ballet de Flandre
Tristan et Isolde de Wagner est associé à une projection vidéo continue, mais il ne s'agit pas de la désormais fameuse production signée Peter Sellars et Bill Viola, considérée comme un fleuron de la Direction à l'Opéra de Paris de Gérard Mortier. C’est toutefois dans la ville de prime-jeunesse de ce dernier que cette nouvelle production voit le jour après deux ans de retard, Covid oblige.
Rarement l’érotisme immanent de Tristan und Isolde aura été aussi ténébreux.
De par les choix inhérents à la mise en scène de Philippe Grandrieux d’abord. Les lumières sont réduites au strict minimum, absence de surtitres, une fosse à moitié recouverte d’un drap noir pour limiter la population lumineuse, et qui confère à l’auditorium des allures de Festspielhaus bayreuthien… tout est fait pour que l’attention du public soit happée par le plateau et n’en dévisse jamais. Ledit plateau est entièrement noir et nu -il le demeurera tout au long de la représentation-, quasiment pas éclairé -de légère douches, aucune poursuite. À cette opacité s’ajoute un écran frontal entre la fosse et les chanteurs, servant de support aux projections et rajoutant une sensible opacité.
De par le parti pris de la mise en scène ensuite. Puisque l’accent est mis sur trois sentiments tout au long de l’acte. La rage durant le premier acte, la luxure durant le deuxième et finalement la mélancolie, tous gravitant autour de l’érotisme de la partition wagnérienne. En conséquence les projections alternent entre morphings successifs et superpositions des visages et corps de trois danseuses (Nathalie Remadi, Vilma Pitrinaite et Eleni Vergeti). Ces dernières y alternent entre la furie et les convulsions (parfois de plaisir) et leurs anatomies auront perdu bien des mystères à l’issue de la représentation. À cela se rajoutent des visuels plus végétaux et marins durant les deuxièmes et troisièmes actes. Le jeu d’acteur est minimaliste et les costumes sobres, mais les postures trahissent un réel travail sur les positions des chanteurs, et le positionnement vis à vis des projections, tant pour les effets d’éclairage que pour l’image globale.
De par le parti pris par moment d’Alejo Pérez finalement. À la tête de l'Orchestre maison aux allures de formation commando au vu de l’œuvre (seulement quatre contrebasses, cinq violoncelles, etc.) le chef a ce soir des airs de caméléon. Dès le prélude, la battue est ample, les tempi sont rapides et l’exécution frise par moment le scolaire. Les variations d’intensité sont limitées et l’effectif réduit permet à l’ensemble des pupitres d’être aisément audibles, certains à l’instar du basson ressortant tout particulièrement -de même que la harpe durant la mise en garde de Brangäne au second acte. Cette sage tenue se dévergondera progressivement par la suite. Soucieux de distiller une dramatique noirceur (à la manière de Janowski dirigeant Siegfried) dans certains moments charnières, le maestro n’hésite pas à étirer les mesures lors de la prise du philtre ou dans les instants précédant le Liebestod.
Pour lui répondre, c’est un orchestre particulièrement discipliné et attentif qui résistera à la marée wagnérienne tout au long de la soirée (quoique, certes, les seconds violons manquent de précision à la fin du prélude, de même que les cuivres hors scène à l’ouverture du second acte et dans certaines attaques de la trompette à pavillon en bois -spécialement fabriquée pour l’occasion et conformément aux souhaits du compositeur- dans le troisième). Les chœurs jouissent dans leurs deux premières attaques d’excellents synchronisation et équilibre. Toutefois, la mise en scène leur impose de chanter le finale du premier acte allongés sur le dos. Résultat, faute de contact visuel avec le chef, la synchronisation se perd sensiblement et surtout la projection se perd dans le lointain et les pendrillons (passant ainsi à côté d’une formidable décharge d’adrénaline.)
En Isolde, Carla Filipcic Holm campe un archétype de chanteuse wagnérienne, à l’exception de sa prononciation de l’allemand. La taille réduite (pour ce répertoire) de l’auditorium -1002 places- lui permet de projeter son timbre chaud et dramatique sans le moindre encombre, et d’adopter certaines positions qui pourtant pénalisent son usage des muscles du soutien. Les voyelles sont claires et la rythmique très bonne, mais quelques attaques de notes par en dessous dans les aigus ainsi que deux hoquets interrompent des phrasés musicaux sans difficulté particulière. Les piani en revanche sont remarqués et les exquises variations d’intensité dans son duo avec Tristan au deuxième acte le rende diablement sensuel, y conférant des allures d’ébat. Le souffle de la première phrase de son Liebestod est trop court, mais elle parvient toutefois à distiller dans les mesures suivantes une étrange impression malsaine.
La Brangäne de Dshamilja Kaiser prend son contrepied vocal, sa tessiture lyrique, la clarté de son timbre ainsi que son vibrato plus ample soulignant une gestion du souffle toute en naturalité, à l’instar de sa technique, avec une très bonne longueur de phrasé. A cela s’ajoute une présence scénique remarquée et une rythmique toujours en place. Seul reproche, sa seconde injonction durant le second acte, depuis le fond des deuxièmes loges de face est en puissance et aurait pu bénéficier de davantage de communion avec l’orchestre.
En Tristan, Samuel Sakker -auquel succèdera Neal Cooper pour deux dates- a en ce soir de première un timbre légèrement voilé. L’accent est mis sur le caro (chair) et l’utilisation intensive du diamant du soutien. La rythmique est en place et la longueur de souffle adéquate. Le duo du deuxième acte témoigne d'un souci d’économie en prévision du redouté troisième acte et la voix d’Isolde le recouvre à quelques rares occasions. L'économie porte toutefois ses fruits pendant plus de 50 minutes au troisième acte : le phrasé y est parfois volontairement haché, mais le résultat dramatique -de même que musical- est là.
Le Kurwenal de Vincenzo Neri met en avant une tessiture dramatique sertie d’une articulation et d’une mise en place rythmique impeccable. Le timbre est cuivré et la longueur de souffle remarquée. Dans les quelques parties vocalisantes de son rôle, le débit tend toutefois à être haché.
Chanter le roi Marke revient à relever un défi considérable. Ainsi dans un quasi monologue de 12 minutes, à l’ambitus réduit, le chanteur doit réussir à faire passer son auditoire par une palette d’émotions successives. Albert Dohmen, habitué aux rôles wagnériens dans moult salles relève le défi avec brio. Le timbre est chaud, la projection affirmée sur l’ensemble de la tessiture, l’articulation est bonne et les voyelles sont claires. Plus marquantes encore, la grande longueur des phrasés et leur musicalité immanente sont complétées par une intensité dramatique certaine. Pour l’accompagner, le Melot de Mark Gough bénéficie d’une voix plus légère mais d’une intensité dramatique similaire, quand bien même la mise en place rythmique est moindre.
Finalement, dans le rôle du marin et du berger, Hugo Kampschreur fait état d’une excellente mise en place rythmique, d’un timbre rond et d’une projection en adéquation avec le lieu, sauf à l’extrême grave de sa tessiture. Les voyelles sont claires et l’attaque souple. Le barreur, campé par un Simon Schmidt à la tessiture légère offre une bonne projection et une articulation claire.
Manifestement convaincu par la proposition immersive et la qualité musicale de l’ensemble, le public gantois réserve un chaleureux accueil à la production : tant aux interprètes qu’à l’équipe de mise en scène. Comme le dit Wagner lui même à Mathilde Wesendonck dans l’une de ses lettres : « Je crains que l’opéra ne soit censuré - à moins que toute la chose soit parodiée par la médiocrité des performances. Seules des performances médiocres peuvent me sauver ! ». Gageons qu’il existait finalement une troisième alternative.
