Julia Bullock réincarne Joséphine Baker au “OFF” d’Amsterdam
Ce portrait musical de Joséphine Baker prend une place primordiale au cœur de la présente saison que l'Opéra national des Pays-Bas consacre à la liberté, ainsi que de son Festival OFF de création contemporaine. Cette icône américaine du music-hall des Années Folles, des droits de femmes, symbole du mouvement contre la ségrégation aux États-Unis, devenue emblème de la liberté et de la résistance, retrouve une incarnation par la voix et le corps de la soprano Julia Bullock, dans un spectacle pluridisciplinaire mêlant musique (composition de Tyshawn Sorey), danse (chorégraphie de Michael Schumacher), poésie (textes de Claudia Rankine) et théâtre (mise en scène de Peter Sellars). Ce spectacle, initialement créé en 2016 en Californie, aurait dû connaître sa création européenne en 2020 à Paris (au Châtelet) ville où Joséphine Baker trouva refuge (comme tant d’autres artistes afro-américains), capitale qui lui permit de s’exprimer en tant qu’artiste, et où elle fut finalement “la première femme noire panthéonisée” (en 2021). Le Covid étant passé par là, c’est finalement aujourd'hui et aux Pays-Bas que ce spectacle est dévoilé de ce côté de l'Atlantique.
Ce portrait artistique est aussi celui de la femme derrière l’artiste, loin du spectacle et de l'amusement auxquels son personnage est associé, de l'exotisme de sa danse à la ceinture banane. Elle se livre au public dans son intimité, avec ses doutes et souffrances, ses affections charnelles et maternelles, sa vision du monde pacifiste et sa lutte contre les injustices, enfin ses deux amours : son pays et Paris. Le récit biographique se déroule à travers un ensemble cohérent de monologues (écrits par Claudia Rankin) et de ses célèbres chansons, soigneusement sélectionnées. Julia Bullock et ses compères ne basculent pas dans l’imitation, mais préservent globalement le caractère évoqué, qu’il s’agisse de la musique (chansons réécrites) ou de la danse (charleston ou samba “décomposées”). À la différence de la tournée américaine, jouée dans des endroits intimistes tels que des musées où les artistes se mêlaient aux spectateurs, la grande salle d’opéra apporte au spectacle spatialité et distanciation sans pourtant lui ôter son intimité. L’espace scénique (l’avant-scène) est délimité par un plateau élevé ainsi qu’un carré lumineux sur lequel des illuminations multicolores se projettent selon la dramaturgie du récit. La soprano s’y déplace entre les deux groupes de musiciens tout au long de la soirée, accordant la nature de ses mouvements avec l’esprit des chansons interprétées.

Pour sonoriser la vie de cette grande figure de l'âge d'or du jazz, Tyshawn Sorey opte pour une partition qui rend honneur à ce genre musical, dans toute sa splendeur et diversité : avec ses multiples styles et dérivés tels que free jazz et smooth jazz, blues, swing et latino, mêlés d’une écriture classique et qui se complète par l’improvisation. Le ton est généralement sombre, quelquefois violent même (les grands coups de gongs ou de grande caisse font sursauter l'auditoire), mais, en enlevant l’aspect dansant et divertissant des tubes de la célèbre chanteuse, Tyshawn Sorey insuffle une expression plus profonde et nettement plus proche du sens des paroles.
Compositeur et musicien sur scène, à la fois batteur et pianiste, il traite avec sérieux et piété le tourment d’un peuple assujetti et discriminé, via des negro spirituals et chants d’esclaves, tandis que l’emphase de sa délicatesse vient par la tendre berceuse “Doudou”, qui se conclut néanmoins sur une mélancolie déroutante.
Pour sa part, Julia Bullock explore autant le personnage que sa propre voix à travers cette interprétation passionnante et investie. Cette artiste polyvalente tire des parallèles personnels avec l’héroïne qu’elle incarne ce soir (les deux chanteuses afro-américaines sont originaires de Saint-Louis dans le Missouri, ont été formées à New York et puis se sont expatriées). Elle chante et raconte à la première personne ses méditations introspectives, comme l’indique le sous-titre du spectacle (Meditations for Joséphine). La narration en anglais est récitée d’une voix naturelle et éloquente, avec une diction soignée qui parle directement aux auditeurs, tandis que son français chanté, quoiqu’effleuré par un très léger accent (à l’instar aussi de Joséphine Baker), est suffisamment intelligible. Elle ouvre le chant avec le “Bye Bye Blackbird” transposé vers un registre profond, où elle exploite les tréfonds de son large éventail vocal, tout en rapport avec les paroles (“Here I go, singing low”). Son appareil rond et étoffé n’est pas des plus sonores mais se projette droit et à l’aide d’un petit micro qui lui permet de rivaliser avec l’ensemble instrumental en économisant ses forces. L’émission reste dosée, l’expression musicale élégante et exquise, notamment quand elle se met à nu, littéralement et symboliquement dans ses confessions (“Si j’étais blanche” et “Father, how low”) ou en caressant de ses mains et de sa voix ses 12 enfants, dans son “village des enfants du monde”. La voix de tête est tendre et parfois serrée, mais toujours juste dans l’intonation.
Les musiciens sur scène sont ce soir privés de la violoniste Jennifer Curtis, souffrante (un coup dur qui menaçait d’annuler la représentation, l’ensemble ne comptant que six musiciens). La soirée est donc sauvée par trois de ses collègues qui se répartissent la partie du violon après avoir répété toute la journée pour créer une version musicalement inédite du spectacle, selon les mots de la directrice de la maison, Sophie de Lint. Chaque instrument se présente comme une entité à part entière, avec des numéros solistes, notamment le saxophone avec ses improvisations et phrasés à fleur de peau (Travis Laplante), les harmonies mélancoliques à la guitare électrique (Daniel Lippel) ou les passages poignants des instruments de la famille des bois : les lamentations de la flûte (Alice Teyssier), la musicalité funèbre du basson (Rebekah Heller) qui clôture la pièce.
Le public couvre les artistes de longs applaudissements et de plusieurs rappels, notamment la tenante du rôle-titre, Julia Bullock.
