Solide reprise de Lucia di Lammermoor à l’Opéra Bastille
Dévoilée avec June Anderson et Roberto Alagna, cette production signée par Andrei Serban a fait depuis l’objet de plusieurs reprises permettant d’entendre dans le rôle-titre notamment Mariella Devia, Sumi Jo, Natalie Dessay, Patrizia Ciofi, Sonya Yoncheva ou encore Pretty Yende avant aujourd’hui Brenda Rae.

Lors de sa création, cette production avait été largement bousculée, faisant couler beaucoup d’encre. Andrei Serban souhaitait centrer son approche sur le basculement progressif et inexorable de Lucia vers la folie. La jeune femme innocente et pure se trouvait de fait engluée dans un monde dominé exclusivement par les hommes ici peu flattés, entre son frère Enrico ambitieux qui l’utilise pour déterminer son propre avenir et compromis par des manouvres politiques douteuses ou son futur mari, Arturo, amateur de chair fraîche et franchement concupiscent. Seul l’amour d’Edgardo pourrait la sauver de son destin tragique, mais tout se lie sans espoir réel contre eux. Dans cette production, tout glacis romantique se trouve gommé pour laisser place à un monde malade, entre évocation des séances publiques de Charcot à l’Hôpital de la Salpêtrière (éminent spécialiste des maladies nerveuses), avec ici cette caserne en hémicycle emplie de soldats qui rivalisent de virilité au 2ème acte ou un décor plus ouvert à l’acte 3 avec ces grandes passerelles mouvantes qui accompagnent les protagonistes vers leur destin. Andrei Serban demandait à l’originaire à son interprète de Lucia de nombreux déplacements quelquefois risqués ou téméraires à travers les décors élaborés (comme les costumes) par William Dudley. Avec le temps, une certaine tempérance s’est mise en place à ce niveau comme aux autres et le caractère corrosif du spectacle s’est beaucoup atténué au fil des reprises successives. Ce qui choquait en 1995 ne semble plus vraiment troubler le public actuel qui a été soumis depuis à des propositions beaucoup plus extrêmes.

Le plateau vocal est dominé par le baryton Mattia Olivieri qui fait des débuts fracassants à l’Opéra national de Paris dans le rôle d’Enrico Ashton. Outre un physique mis en valeur et une implication scénique de chaque instant, il déploie un matériau vocal et un timbre viril radieux, avec un legato que le volume important n’affecte à aucun moment. Mattia Olivieri sait moduler son chant à bon escient comme lors de son air d’entrée et possède des aigus qui rivalisent de facilité dans leur émission, mais émis sans ostentation aucune. Une prestation qui en appelle d’autres à Paris.

Le ténor Javier Camarena déploie dans son chant une émotion qui jamais ne semble feinte et son interprétation du rôle d'Edgardo s’avère particulièrement attachante par cette sincérité non affectée. La passion émaille sa prestation qui s’appuie sur un timbre particulièrement attractif, lumineux. La voix se caractérise par son homogénéité, sa souplesse, l’ardeur de l’aigu et le soucis de la nuance. Spécialiste du répertoire de Donizetti, Javier Camarena confirme une fois encore son attachement à ce registre.

Brenda Rae investit le rôle de Lucia avec grâce et une certaine joliesse qui pour autant ne permet pas totalement de faire ressentir l’aspect le plus poignant du personnage. La voix manque de corps et de projection en salle, proposant des couleurs en soit restreintes et un médium qui tend à s’effacer dans les moments d’ensemble. Elle possède il est vrai les atouts techniques pour incarner une Lucia légère et virtuose, entre trilles et vocalises faciles, sons filés avec des aigus quelquefois un peu durs. Et sa scène de la folie, bien dominée au niveau de l’expression tant au plan vocal que scénique, conquiert justement le public à défaut de transporter sur les cimes.

Thomas Bettinger campe de sa voix de ténor sûre et sonore le personnage ingrat d’Arturo, tandis que Julie Pasturaud donne force caractère à Alisa la suivante de Lucia d’une voix de mezzo-soprano bien posée et d’une effective largeur. Eric Huchet retrouve le rôle de Normanno, ce personnage trouble et manœuvrier, accentuant avec doigté les caractéristiques de sa voix de ténor au timbre clair plus habituée aux incarnations aimables que sournoises. La basse Adam Palka possède des moyens affirmés, imposants qu’il déploie avec autorité dans le rôle de Raimondo, même si le registre grave en lui-même ne possède pas l’impact du reste de la voix.

Le Chœur de l’Opéra, préparé par Ching-Lien Wu, tient bien sa partie au-delà de quelques décalages au début de l’ouvrage. Aziz Shokhakimov, directeur musical et artistique de l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg, fait avec cette Lucia sa première apparition au pupitre de l’Opéra national de Paris. Un peu réservé au début, il parvient à impulser ensuite la dynamique requise avec toute l’expressivité souhaitée et une remarquable écoute des chanteurs, pondérant sa direction pour pleinement les soutenir lorsque le besoin se fait sentir.

Certains spectateurs regretteront assurément une nouvelle fois la disparition au début de l’acte 3 du duo ultime entre Enrico et son ennemi, Edgardo, scène puissamment dramatique qui pourtant éclaire sur la haine viscérale qui oppose les deux maisons depuis de lointaines origines.

Le public de l’Opéra Bastille, qui affiche complet en cette première, n'en salue pas moins avec effusion cette reprise de Lucia di Lammermoor.