Salomé acclamée, Salomé huée à Bastille
Sans s'encombrer du lieu et de l'époque de cette œuvre, Lydia Steier met en scène son propos de la manière la plus lisible qui soit, sa proposition visuelle représentant littéralement son propos sur la société. Le drame se tient ici dans un bunker post-apocalyptique. En haut, les nantis aristo-punk, en perruques et cuir, consomment les corps nus qui leur sont livrés : des figurants uniquement vêtus d'un ruban de papier cadeau leur sont montés de force par les valets, et redescendent en cadavres (mannequins démembrés) avant d'être jetés dans une fosse et recouverts de chaux par des techniciens en tenues antiatomiques (les soldats Robocop qui veillent au grain ont aussi des masques à gaz mais doivent bien les ôter pour chanter). Le tableau est choquant et pourtant il ne suscite pas de réaction du public pendant la représentation, non seulement car celui-ci se réserve pour les saluts, mais aussi parce que tout ce processus se répète d'une manière qui devient mécanique. La mise en scène aurait ainsi pu vouloir montrer combien nous sommes devenus anesthésiés par et devant ces images, horribles visuellement et socialement, mais les explications de la metteuse en scène et ses innombrables demandes gestuelles aux nantis (qui multiplient des tableaux au ralenti façon Kill Bill, katanas inclus) confirment combien l'attention du spectateur s'éloigne de l'intention dramaturgique.

Si l'attention s'éloigne de la mise en scène, c'est pour mieux se focaliser sur le plateau vocal superlatif, avec un quintette de solistes principaux très impressionnant. Elza van den Heever met pourtant d'abord sa voix en conformité avec l'apparence de Salomé dans cette mise en scène : le fantôme de Ringu en blouse blanche. Mais c'est pour mieux déployer, tout au long de la soirée, sa voix et sa performance (alors même qu'elle effectue ici sa prise de rôle). Sa qualité de prosodie et de phrasé, et plus encore l'alliage d'un ancrage tragique au service de montées rayonnantes qu'elle nourrit et module à l'envi, en font incontestablement une grande Salomé de notre temps. Chaque phrase est à l'image de sa soirée : un crescendo expressif saisissant, alliant les douceurs du satin et du métal.

La chanteuse joue en outre loyalement le jeu de cette mise en scène. Elle reste immobile dans la danse des voiles tandis que son beau-père la déshabille, mais elle prend ensuite le dessus, en amazone, finissant couverte de sang. Les nantis se sont approchés, pour assister de plus près à la scène, sur des gradins d'où ils s'arrachent les vêtements de Salomé que leur jette Hérode. Mais, émoustillés, ils finissent par rejoindre le plateau dans une grande valse où ce sont les coups de bassins qui rythment le ternaire. La metteuse en scène ponctue ainsi l'œuvre, tout du long, de gestes synchronisés avec la musique, qui sont comme autant de redites physiques de ce que la partition exprime déjà (en particulier le climax que Salomé doit atteindre, au-dessus du puits de Jean-Baptiste, en même temps que les cuivres en fosse).

La voix de Iain Paterson sort d'abord du puits où son personnage de Jochanaan (le prophète Jean-Baptiste) est enfermé, mais elle déploie d'emblée un phrasé lyrique épousant sa profondeur de timbre. La voix allonge ses syllabes et son souffle à mesure que l'interprète surgit du sous-sol. Le baryton-basse ayant pleinement ménagé ses effets, il déploie alors en même temps qu'il apparaît une vigueur de timbre héroïque (d'autant plus marquant qu'il ressemble ici à Samson, cheveux longs et bandeau sur les yeux). Il agrippe la vigueur de son phrasé et de ses accents aussi fermement que les barreaux de sa prison et parachève sa vision d'un prophète vengeur en replongeant dans les entrailles du plateau les yeux exorbités.

Le couple gouvernant-décadent Hérode et Hérodias, en nuisette-chemisette ajourée et toges salies, répond en tous points au couple tragique, par une double incarnation tout aussi riche et contrastée. John Daszak fait un grand numéro en Tétrarque Hérode, aussi sonore que son personnage est lascif, notamment dans cette mise en scène (ce qui n'est pas peu dire). L'expressivité sonore se met au service d'un jeu burlesque assumé et conséquent, sans rien retenir de son déploiement lyrique. La voix toujours des plus sonores emplit la Bastille d'accents et de matière.
Karita Mattila (qui incarnait le rôle-titre in loco en 2003) conserve toute sa grande classe, tout en jouant pleinement le jeu piquant de cette Hérodias dans cette mise en scène (avec cette opulente fausse poitrine percée, qu'elle aime beaucoup faire caresser et pincer : justifiant sa jalousie dès que Salomé attire l'attention à elle). Elle est toujours aussi expressive avec pour sommet son rire de fierté maléfique lorsque sa fille demande la tête du prophète. Accentuée d'élans (plus qu'élancée d'accents), la voix se déploie sur l'amplitude de son vibrato et marque pleinement par son médium aigu, lyrique et très vivant.

Les comprimarii ne sont pas en reste. D'autant que la clarté vocale de Tansel Akzeybek qui ouvre la partition en Narraboth contraste absolument avec le contexte scénique. Son ténor, lyrique, est aérien et vibré mais soutenu, avec une articulation franche, ample et pleine d'impact. Katharina Magiera (Page d'Herodias) lui répond en contrastant avec cette voix sachant plonger vers son assise grave avec appui et caractère (annonçant par ce caractère vocal, dès cette deuxième phrase de l'opéra, qu'elle vengera finalement le peuple dans cette mise en scène). Elle sait néanmoins monter vers un aigu sonnant.
Les cinq juifs sont très disparates, entre l'aigu bien détaché de Matthäus Schmidlechner, Éric Huchet à l'aise scéniquement et vocalement mais un peu voilé de timbre, tout comme Maciej Kwaśnikowski presque blanchi, alors que Mathias Vidal déploie tout son dynamisme, Sava Vemić venant asseoir le tout de sa voix un peu floue et prenant l'allure de Lurch.
Le premier nazaréen (Luke Stoker) met ses accents intenses au service d'une voix sombre et grave, le second (Yiorgo Ioannou) se faisant ici bien plus discret que dans le cadre de l'Académie de cette maison, mais au service de la justesse et à la mesure de son personnage.
Les deux soldats (deux basses débutant dans la maison) rivalisent de graves : le premier, Dominic Barberi, avec un timbre ample et vrombissant, presque caverneux, le second, Bastian Thomas Kohl, plus distant mais d'un souffle ample et long.

Le rôle du Cappadocien offre à l'académicien Alejandro Baliñas Vieites l'occasion de faire ses "débuts à l'Opéra national de Paris" (annoncés comme tels, pour sa première production dans la saison générale comme pour Yiorgo Ioannou). Il n'a que quelques mots, de quoi prendre la mesure du plateau avec discrétion. Enfin, Marion Grange a une phrase en Esclave mais s'offre comme un cadeau au personnage.
L'Orchestre de l’Opéra national de Paris exprime lui aussi sa volonté d'émerger de la fosse, mais il n'y parvient qu'au prix de nombreux efforts et lorsque les pupitres graves allongent un son assez sourd. La musique est alors d'autant mieux portée par les gestes déliés de Simone Young, et peut élancer ses rythmes de danse (mais le pupitre de cuivres dérape encore à plusieurs reprises).
La mise en scène iconoclaste et immorale finit par une image iconodule et morale, Salomé se voyant dédoublée. Le personnage se retrouve terrassé au sol, souffrant en hallucinant le bonheur amoureux qu'elle aurait pu vivre avec le prophète. La Salomé heureuse (qui est donc hallucinée et qui est pourtant celle qui chante !) entre avec Jean-Baptiste (qui a retrouvé sa tête) dans la cage, qui remonte et s'élève même dans les airs. Les valets ont entre-temps tué les méchants-nantis (leur sang sur les vitres payant celui du couple amoureux).
Elza van den Heever vient d'abord recevoir une assourdissante acclamation devant le rideau, avant qu'il se lève sur les saluts des autres chanteurs, applaudis crescendo. Le sommet est de nouveau atteint pour cette Salomé, mais les applaudissements doivent ensuite lutter avec les sifflets pour la cheffe et l'Orchestre, avant de finir terrassés par les huées accueillant l'équipe scénique (pour leurs débuts dans la maison, hormis aux lumières). Salomé salue une dernière fois, d'autant plus acclamée.
