Médée, reine des sortilèges au Met
Le mythe de Médée, magicienne amoureuse de Jason, tuant ses enfants dans un excès de folie, trompée par l’homme qu’elle aime et a aidé, est l’un des plus terribles et complexes de la mythologie grecque. C’est aussi l’un des plus porteurs, et mémorables, notamment dans l'incarnation de Maria Callas à l'opéra comme au cinéma. La Divine fut d'ailleurs toute proche de changer cette Medea sur les planches du Met, dans cette version en italien faite pour La Scala en 1909 (la version originale ayant été créée en français à Paris en 1797).
La nouvelle production qui marque finalement l'entrée de cette œuvre au répertoire maison en reprend les éléments complexes, en y ajoutant des innovations scéniques et une ambiance visuelle tirant cette fois vers le gothique. Dans une certaine tradition visuelle anglo-saxonne, cette Medea délaisse l’esprit méditerranéen du mythe grec, pour se concentrer sur la psychologie de Médée, apparaissant ici comme une sorcière aigrie et aux comportements schizophrènes. Cette noirceur se retrouve visuellement sur scène, jouant de l’esprit d’une fin de fête en mêlant les références (tables de mariage XVIIIe siècle délaissées et envahies par les végétaux et mouvements macabres d’enfants en blouses blanches maculées de sang). Si ces choix scéniques peuvent apparaître un peu plus artificiels que véritablement tournés vers le mythe et ses enjeux, la grande cohérence visuelle proposée s'impose nonobstant, notamment par l’usage d’un grand miroir incliné reflétant le sol de la scène, et permettant ainsi tout un jeu de reflets (et de flammes) : à l’image de la complexité psychologique du mythe. L’orchestre est particulièrement précis et soutient les voix avec un degré de lyrisme collant au style de Cherubini, mais il se montre cependant discret, avec une direction volontairement épurée de la part du chef Carlo Rizzi (vu dans Tosca le même jour). L'écrin est surtout dédié à cette Médée.
Sondra Radvanovsky en Médée domine en effet l’action musicale et s’engage avec une intensité rare dans l’opéra. Ses capacités exceptionnelles sont vocales et dramatiques, la chanteuse n’hésitant pas à chanter couchée, à l’envers, à quatre pattes, avec une qualité de voix toujours assurée. Sa force vocale émane d'abord de sa puissance d’attaque certaine, tout en proposant un fin vibrato qu’elle délaisse aussi parfois pour imposer une voix claire et entière. La soprano joue dans un second temps sur les registres de voix comme autant de personnalités du personnage, n’hésitant pas à aller vers des cimes stridentes dans les suraigus, ou encore à tenir ses phrases de manière presqu'excessive, pour accentuer la folie du personnage.
La voix de Sondra Radvanovsky trouve un bel écho avec sa servante Néris, la mezzo-soprano Ekaterina Gubanova qui propose un ton chaud et ample. Elle offre ainsi un véritable balancier esthétique et musical, en adéquation avec le sens de ces personnages de confidents, dans la droite ligne des tragédies raciniennes, tout en offrant de beaux moments de jeu avec l’orchestre. Le troisième personnage féminin est Glauce, la nouvelle femme de Jason, interprétée par Janai Brugger, qui montre ses qualités dès son solo d’ouverture. Le personnage est rendu riche avec une grande vivacité d'attaques et d'intonations vibrées, d'une voix particulièrement chaude, assurée et ornée (même si le dynamisme de la phrase reste un peu sage).
Chez les personnages masculins, Creonte (Michele Pertusi) assure sa voix de basse efficace, jouant sur les résonnances caverneuses attendues d’un tel personnage, avec force dans ses interventions bien que les tenues lâchent parfois un peu tôt, et avec un peu de souffle. Matthew Polenzani est un Jason discret mais sait monter avec assurance jusqu'à la voix aérienne, contrebalançant d'autant mieux celle de Creonte. Son tempo est cependant flottant, ce qui lui fait perdre en attaque dans les débuts et fins de phrases.
Les servantes sont ici interprétées par la soprano Brittany Renee et la mezzo Sarah Larsen, qui articulent bien les aspects narratifs de leurs interventions à une puissance vocale nécessaire au début d’un opéra dynamique. Les deux chanteuses se relaient ainsi dans cette perspective, Brittany Renee assurant ses adresses aux personnages avec ses aigus, tandis que Sarah Larsen est déjà davantage dans une finesse musicale, avec minutie dans l’intonation. Les deux chanteuses trouvent alors un écho dans les voix d’altos du chœur, qui répondent avec chaleur et souplesse, proposant de beaux volumes sonores. Le chef de la garde, par Christopher Job, est un autre personnage uniquement aperçu, comme son baryton-basse privilégiant des résonnances nasales ainsi qu’un large vibrato, n’hésitant pas à prendre son temps. Ces trois personnages n’acquièrent cependant pas vraiment de signature vocale propre, et se retrouvent dans le chœur (au volume réduit) : les sopranos sont dynamiques et engagées, parfois un peu trop, perdant la maîtrise, tandis que les voix d’hommes passent moins, discrètes dans la partition de Cherubini comme sur scène, manquant ainsi un peu de précision et de tenue. Les harmonies finales peuvent toutefois compter sur les voix intermédiaires, altos et ténors, qui mêlent chaleur et puissance, pour assurer un finale à la fois fort et doux, les sopranos assurant des harmoniques tragiques dans lesquelles se reconnaissent les voix des enfants de Médée.
L’opéra s’achève dans une montée des flammes davantage chrétienne que grecque, mais engloutissant Médée comme sorcière, les hourras du public retentissant en écho à l’orchestre pour la performance à l’intensité rare de Sondra Radvanovsky, qui a ensorcelé le Met.
Cette Médée sera retransmise en direct du Met dans les cinémas Pathé samedi prochain, 22 octobre