La Norma plongée dans le chaudron de Saint-Étienne
Au moment où nous publions cet article, l'Opéra de Saint-Étienne annonce que de fortes rafales de vent ont gravement endommagé la toiture de l'opéra, notamment une grande partie de l'isolation goudronnée située au-dessus de la cage de scène. Par mesure de sécurité, la dernière représentation de cette Norma, prévue ce soir du 22 novembre 2016 est annulée. Nous avions en effet pu constater les fortes bourrasques lors de notre déplacement dimanche dernier. Suite au vent, c'est la pluie qui s'est infiltrée dans la toiture. Toutefois, la scène a pu être protégée et les décors ont été démontés et rangés. La situation devrait être résolue d'ici à la fin de semaine et, heureusement, ces dommages ne devraient pas avoir d'incidences sur la bonne tenue des prochaines représentations au sein de l'Opéra.
La scène de cette Norma est un huis clos, un bunker avec de hauts panneaux froids qui renvoient les flammes, les ombres et les voix des artistes. Un escalier côté Cour ne mène vers aucune sortie visible, un autre, côté Jardin, emporterait vers un souterrain encore plus profond. Par la suite, le fond de scène s'avance même, bouchant les issues, réduisant l'espace comme peau de chagrin et accroissant l'effet de claustrophobie. Un bonsaï est placé en avant-scène, juste devant une source lumineuse qui projette ainsi une ombre d'arbre dilatée sur toute la hauteur du fond de scène. Les choristes puis Norma s'accrochent et montent à ces branches d'ombre. À la fin du second acte, une fidèle reproduction agrandie à la taille de l'ombre du bonsaï tombe du ciel.
La Norma, interprétée par Clara Polito semble tout d'abord davantage à l'aise dans les récitatifs qui lui permettent de jouer dans le registre chanté-parlé. Ses descentes en vocalises sont de grands glissando. La voix est un fleuve de tristesse, l'aigu un cri tenu. Elle est un sublime paradoxe d'expressions. Son sourire dégénère en un terrifiant rictus de folie meurtrière. Dans un désespoir de tendresse, elle abandonne sa funeste résolution à tuer ses enfants (deux petites têtes blondes, un garçon et une fille, en pyjama et grosses chaussettes de laine, qui courent se réfugier dans les bras de leur mère ou sous les draps du grand lit qui apparaît derrière un plateau tournant). Allongeant démesurément les traits de son visage, elle déploie ses aigus et même un début de grave de poitrine lorsqu'elle enlace ses enfants, puis les repousse. Elle chante Io son felice après avoir confié ses enfants à son père et avant de s'avancer en compagnie de Pollione dans le bûcher (projeté par vidéo en fond de scène).
Clara Polito (Norma), au milieu du Chœur (© Cyril Cauvet)
Judith Gauthier entre en scène en Adalgisa avec l'Aria Sgombra è la sacra selva (Sombre est la forêt sacrée) qui culmine en un Deh! proteggimi, o dio: perduta io sono (Protège-moi, mon Dieu, je suis perdue). Durant sa lente montée vers un crescendo, la direction d'acteur lui demande de baisser la tête afin d'admirer le bonsaï. Dans leurs duos, Norma et Adalgisa se tiennent la poitrine, côte à côte, symétriques lorsqu'elles évoquent toutes deux leur amour pour Pollione. Similaires par les gestes, elles sont complémentaires par le chant : toutes deux vibrent dans l'aigu, mais Clara Polito propose une voix ronde et chaude en bouche, en contrepoint de Judith Gauthier au souffle rayonnant dans le nez et le masque facial. Leur duo au début du second acte fait entendre les mêmes qualités, ponctuées par un "C'est beau" d'une des nombreuses spectatrices charmées.
Jean-Noël Briend campe un Pollione avec une voix bien vibrée, homogène jusqu'à l'aigu sonore (vous pouvez réserver vos places pour l'entendre dans Jeanne d'Arc au bûcher d'Arthur Honegger à Lyon en janvier, en cliquant ici). Dans les graves, il est hélas couvert et il s'essouffle en fin de phrase. Pour offrir sa puissante voix fort appréciée, ce ténor se pose et se concentre au point de délaisser le jeu d'acteur, le sens des déplacements, l'incarnation et l'expression physique du comédien. Le ténor a une voix placée mais pincée et comme enrouée. Il manque de volume sonore dans les ensembles et les pages généreusement accompagnées par l'orchestre mais le son rebondit tout de même sur les grandes parois avant de résonner dans la belle acoustique de Saint-Étienne. Il convoque des accents héroïques dans l'Aria Va', crudele; al dio spietato offri in dote il sangue mio. (Va, cruelle, au Dieu impitoyable offre mon sang en sacrifice), déboutonnant son col pour offrir une voix puissante en limitant ses résonances aiguës. La voix se perd et parfois déraille en redescendant des aigus, mais ceux-ci sont sonores et il déploie longtemps sa ligne.
Jean-Noël Briend (Pollione) devant Kévin Amiel (Flavio) (© Cyril Cauvet)
Thomas Dear est un Oroveso d'une grande maîtrise dans lignes vocales. Il mène ses phrases avec assurance jusqu'à chacune des cadences voilées dans l'aigu (vous pouvez réserver vos places pour l'entendre à Nice en cliquant sur Tosca de Puccini en janvier-février et dans Rigoletto de Verdi en mai, également à Toulouse en juin dans Le Prophète de Meyerbeer). Il énergise la voix par des gestes secoués. Le mezzo d'Albane Carrère en Clotilde est assuré dans ses graves (elle avait été remarquée en mai dernier dans Senza Sangue de Peter Eötvös en Avignon : notre compte-rendu). Elle est impliquée dans son jeu de confidente en soutien de Norma. Kévin Amiel (récemment entendu dans le Gala pour les 20 ans des Révélations Classiques de l’Adami : notre article ici) chante avec vigueur et tension le rôle de Flavio. Le Chœur Lyrique Saint-Étienne Loire est en place, audible, bien en voix notamment dans le registre grave. Il se perd toutefois dans les vocalises et le son n'est pas des plus riches dans l'aigu. En outre, les chanteurs se décalent rythmiquement lorsque la mise en scène leur cache la fosse, le chef et les solistes (nous aimerions rappeler un point assez important en musique : pour être en place, les interprètes doivent voir le chef et, luxe appréciable, se voir entre eux !).
Thomas Dear (Oroveso) au centre (© Cyril Cauvet)
L'Orchestre Symphonique Saint-Étienne Loire est ample, pompeux, dirigé par les gestes souples de José Luis Domínguez Mondragón avec sa grande baguette qui fend les airs. Les instrumentistes mettent certes du temps pour changer de caractères dans les transitions Belliniennes, passant des humeurs martiales aux souples danses, mais la mise en place est très travaillée, jusque dans les accents toniques et des variations de nuances. La fosse ménage de très beaux crescendi rapidement décroissants ou bien de longs decrescendi incarnés. Clairement inspirées, les cordes offrent un son ample et résonnent dans de longues respirations. Les violons font plus que simplement exécuter leurs lignes rapides et leurs trilles, ils sont musicalement en place et même interprétés. La flûte et même le piccolo aigu proposent des effets de flux et reflux avant de piquer le son. Les cuivres et notamment les trombones déchaînent une tempête sonore. Les timbales et surtout les cymbales ainsi que le gong sont tout en douceur, souples et sourds : une mousse phonique sans aucun son perçant.
Le public réserve une longue ovation aux artistes, dans ce superbe Théâtre de Saint-Étienne, à la visibilité et à l'acoustique remarquables en tous lieux et en tous points !