Senza Sangue et le Château de Barbe-Bleue en Avignon : rencontres vers l’ombre ou la lumière
L’un des enjeux d’une mise en scène du Château de Barbe-Bleue, opéra en un acte de Bartók, concerne l’œuvre qui lui est associée dans la soirée. Cette saison, le Théâtre du Capitole avait opté en octobre pour Le Prisonnier de Luigi Dallapiccola. En novembre, l’Opéra de Paris avait choisi La voix humaine de Poulenc. Pour cette troisième nouvelle production de l’œuvre en France cette saison, l’Opéra Grand Avignon la met en regard avec une création, Senza Sangue (littéralement « Sans sang ») de Peter Eötvös qui dirige l’Orchestre régional Avignon-Provence pour l’occasion. Le choix s’avère tout à fait judicieux, les deux opéras présentant une certaine symétrie : deux rencontres entre un homme et une femme, deux secrets à dévoiler. Si la Femme de Senza Sangue a tué dans le passé, elle conduit l’Homme vers la lumière. Au contraire, Barbe-Bleue n’a pas tué ses précédentes compagnes comme la rumeur l’en accuse, mais il précipite Judith dans l’ombre.
Dans Senza Sangue, une Femme rencontre l’Homme qui a tué son père et son frère sous ses yeux lorsqu’elle n’était qu’une enfant. Depuis, elle a assassiné les deux complices de l’Homme, et probablement aussi le Comte qui l’a recueillie suite au drame pour abuser d’elle. Si l’Homme, âgé à présent, craint d’abord pour sa vie, c’est finalement un parcours de rédemption et de pardon que propose la Femme à celui qui l'a jadis épargnée. Les deux protagonistes s’interrogent sur le sens de leur vie : tous deux ont tué par vengeance, l’un espérant construire un monde meilleur, l’autre pensant reconstruire le sien. Bien sûr, les actes terribles qu’ils ont commis n’ont porté aucun fruit et les ont finalement plongés dans l’ombre. Seule leur rencontre, confrontant leur perception de leurs propres actions à celle de l’autre, et aboutissant à un ultime geste d’amour, leur permet de retrouver la lumière.
Albane Carrère et Romain Bockler dans Senza Sangue (© Cédric Delestrade)
Les deux protagonistes sont incarnés par une Albane Carrère aux médiums savoureux et un Romain Bockler au timbre riche et corsé. Tous deux mettent une grande intensité dans leur jeu et dans leurs regards. S’ils manquent parfois de puissance vocale, ils se tirent tous deux à merveille des nombreux pièges de la partition, recelant de nombreux sauts de notes sur un ambitus (écart entre la note la plus haute et la note la plus basse de leur partition) assez large. La musique est puissante : les percussions, judicieusement perchées en loge afin de pallier au manque de place en fosse (chaque coup de grosse caisse fait ainsi vibrer le Théâtre, en amplifiant l’effet dramatique), sont omniprésentes et font l’effet de coups de poing. L’utilisation de notes suraiguës (aux violons notamment), piquées ou dissonantes renforcent la tension du propos. Eötvös a également recours au parlando (imitation de la parole) lorsque les paroles se veulent menaçante, pour un résultat probant. Le metteur en scène Robert Alföldi fait évoluer les deux protagonistes dans un décor noir, rond et austère, conçu par Emmanuelle Favre comme un bocal emprisonnant leurs vies, qu’ils longent tels des animaux en cage, y cherchant en vain une issue. Même lorsqu’ils changent de lieu, l’Homme et la Femme restent immobiles, seule une projection sur le mur indiquant le mouvement. La scène est uniquement meublée d’une table et de deux chaises, se mouvant seules, comme maniées par des fantômes.
Nadine Duffaut conserve pour le Château de Barbe-Bleue le concept d’un décor rond, cette fois uniquement habillé d’un trône. Elle insiste sur la poésie du livret, laissant le soin à ses deux interprètes aux incroyables qualités théâtrales, de meubler la scène. L’ouverture des portes est signifiée par des projections d’images sur les murs, ainsi que par des jeux de lumière (tout le pourtour du théâtre se teinte par exemple de rouge sang à l’ouverture de la chambre de torture) et de transparence (des silhouettes apparaissant derrière les murs noirs du château) imaginés par Philippe Grosperrin.
Les deux interprètes, Adrienn Miksch et Karoly Szemeredy, sont impeccables. La première révèle un charme discret et parvient à varier son jeu, usant de toutes les facettes du pouvoir de conviction féminin pour forcer Barbe-Bleue à ouvrir les portes mystérieuses : séduction, tendresse, fragilité, colère, abandon. Sa voix se fait même céleste lorsque son personnage découvre le domaine du maître des lieux. Le second use de son imposante stature pour poser le personnage et imposer son autorité. Sa voix puissante et grave sonde l’âme tout en magnifiant son pouvoir énigmatique. Peter Eötvös mène l’Orchestre avec métier, entêtant et nuancé au cours des premières scènes, puissant et imposant avant l’ouverture de la dernière porte, et enfin immensément subtile dans les dernières notes pianissimo de la partition.
Adrienn Miksch et Karoly Szemeredy dans Senza Sangue (© Cédric Delestrade)
Il reste à l’Opéra Grand Avignon une Carmen menée par Karine Deshayes avant de pouvoir préparer la dernière saison de Raymond Duffaut, qui promet encore de belles surprises. Il s’agira également de la dernière avant les grands travaux qui obligeront l’établissement à déménager pour deux ans dans une structure éphémère.