Barbara Hendricks en récital à l'Opéra de Massy : lamentations corporelles et spirituelles
Barbara Hendricks est une chanteuse de fusions : elle marie musique classique et jazz, habituée des récitals de mélodies ou de lieder (l'appellation allemande de ces mélodies pour chant et piano), aussi bien que des salles d'opéras mais aussi des festivals de jazz (d’ailleurs, quelle semaine pour les récitals de chanteurs lyriques ! cliquez sur leurs noms pour retrouver nos comptes-rendus des quatre autres concerts donnés la même semaine : Dmitri Hvorostovsky au Châtelet, Joyce DiDonato à Garnier, Cecilia Bartoli au Théâtre des Champs-Élysées, ainsi que Karine Deshayes et Delphine Haidan au Musée d'Orsay). Le programme de ce concert est une nouvelle invitation au métissage : associant les negro spirituals des esclaves noirs avec la musique baroque et le post-romantisme français.
L'organiste Bjorn Gafvert ouvre le concert avec un concerto de Jean-Sébastien Bach. L'interprète assume des passages enlevés, même des toccatas (ce qui signifie jeu en italien et qui désigne ces pièces très rapides faites pour chauffer les doigts des organistes). Le jeu marqueté et le son aigrelet qui sort des amplificateurs rappelle l'orgue des accompagnateurs de matchs de baseball dans les grands stades. Barbara Hendricks entre ensuite, vêtue d'un kimono noir aux mollets parés de fleurs de cerisiers et ceinte d'un ruban de velours rose. Elle interprète le Lamento d'Ariane de Monteverdi, accompagnée par Dohyo Sol, son compatriote suédois qui tient le théorbe. Le jeu très droit de l'instrumentiste énonce les arpèges de manière métronomique, ce qui laisse tout loisir à la chanteuse de démontrer l'éloquence de son talent. Ce n'est que dans de rares moments et de très brefs interludes purement instrumentaux qu'il trouve des notes vibrées et se permet quelques ralentis dans les passages pathétiques d'abandon d'Ariane (la version de cet épisode composée par Haydn a été donnée quelques jours auparavant dans le récital de Joyce DiDonato). Quand Ariane est abandonnée, le théorbe claque même ses accords, accompagnant la princesse qui agonit le traître Thésée de reproches. La voix de Barbara Hendricks est un bel oxymore, mariant un ancrage grave décrochant presque dans le parlé et une résonance filée dans l'aigu. Du début à la fin, le son est très vibré, tout en longueur et incarné.
La lamentation d'Ariane, finissant dans l'espoir rédempteur, renvoie déjà aux negro spirituals qui seront interprétés à la fin de ce concert. Ce lien à travers les époques et les styles est pertinent tout au long du programme avec les œuvres sacrées (le Panis Angelicus de César Franck interprété avec recueillement, l'Ave Maria et le Sanctus de Gounod, animé puis digne de la magie de Noël). La communion des peines soulagées par la musique est aussi omniprésente dans Music for a while de Purcell (littéralement, la musique, pour un moment, apaise les souffrances). Côté Jardin, le théorbiste accompagne et suit des yeux avec attention la chanteuse installée au centre de la scène. L'organiste, quant à lui, placé côté Cour tourne le dos aux deux interprètes comme au public. C'est un plaisir pour les yeux des spectateurs que de voir ainsi les mains qui s'appesantissent sur le clavier et les pieds sur le pédalier. Mais le plaisir ne s'étend pas au champ sonore : cette disposition empêche les musiciens de se voir, donc de jouer ensemble (une évidence qu'il semble encore nécessaire de rappeler, hélas, tant les scénographes et metteurs en scène continuent à demander aux musiciens de se tourner le dos, de fermer les yeux, de s'allonger, etc). Ces détails de placement se font oublier grâce au chant de Barbara Hendricks. Elle n'a pas besoin de hausser la voix pour être parfaitement audible, dans la bonne acoustique de l'Opéra de Massy et avec ces instruments, certes amplifiés par des haut-parleurs, mais à un volume tout à fait raisonnable. Même, elle ne varie pas en chantant plus ou moins fort ou plus ou moins timbré (avec plus ou moins de souffle dans la voix) mais, dans un volume constant, elle accentue les émotions par la multiplication de vocalises et de hoquets vocaux. Son vibrato généreux est confortable dans les broderies exotiques juives espagnoles d'une mélodie de Ravel intitulée Kaddish : Hendricks y est la belle de Kaddish avec ses yeux de velours. Le piano et la guitare l'accompagnent avec justesse, par de grands frémissements ibériques.
Barbara Hendricks (© Mats Bäcker)
Juste avant les negro spirituals, l'organiste interprète le Carillon de Westminster de Louis Vierne, une ritournelle envoûtante et délicieusement dissonante basée sur la mélodie des cloches du Big Ben de Londres. Cette pièce, qui aurait pu n'être qu'un des interludes permettant à une chanteuse de s'accorder une pause, se révèle l'un des sommets de la soirée. La dernière partie du concert, dédiée aux negro spirituals commence de la plus poignante des manières possibles : Sometimes I feel like a motherless child, cette plainte de l'esclave privée de pays et de famille est chantée dans un a cappella assuré, d'une émotion lyrique. La prononciation est celle du spiritual d'église, raffiné et poignant. Bien qu'elle y chante sans le soutien d'aucun instrument, Hendricks installe si bien la pulsation implacable du Glory, Glory que l'on croirait entendre les coups rythmés des masses s'abattant sur des cailloux dans les bagnes noirs américains. Joshua Fit the Battle of Jericho est réimaginé dans un style presque flamenco qui rappelle la mélodie espagnole de Ravel, mais avec des acmés lyriques dignes des trompettes de Joshua qui firent tomber les murs de Jericho.
Après l'ovation du public et Jericho redonné en bis, la chanteuse prend la parole dans un français impeccable. Elle remercie le public, fait part de son émotion à revenir chanter dans cette salle et cette acoustique. Dans un plaidoyer émouvant et d'une sincérité pure, elle vante les valeurs d'amour face à la haine et à la peur qui accède au pouvoir en Amérique. Le choix de ce second bis est parfait : We shall overcome, l'hymne éternel de la liberté pleine d'espoir.
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