Marina Prudenskaya : heureuse surprise à l’Opéra de Bordeaux
Le remplacement au pied levé est toujours un événement dans le monde lyrique, et presque un genre à part entière. Une intervention du hasard qui plonge l'auditoire dans le monde de l'inattendu. De tels moments suspendus peuvent parfois annoncer la naissance d’une nouvelle étoile dont la carrière aura démarré sur le récit héroïque d’une performance réalisée sans filet de sécurité. Sans le confort que le temps long d’une production d’opéra offre habituellement aux interprètes.
La carrière de la mezzo-soprano russe Marina Prudenskaya n’est, elle, plus à faire. Habituée aux grandes scènes internationales, elle vient ici au secours d’une soirée dans laquelle devait briller Ekaterina Semenchuk, contrainte d'y renoncer pour raison de santé (un remplacement dont la rumeur bruissant dans les couloirs de l’Auditorium de Bordeaux loue toute la qualité). Quoiqu'il en soit, il fallait une chanteuse russophone pour interpréter ce programme majuscule qui renferme plus de cent-cinquante ans d’opéra russe. Du pionnier Mikhaïl Glinka au très moderne Rodion Chtchedrine, le concert est une ode à ces voix larges et puissantes dont la légende auréole chacun de ses représentants. Il est vrai que la tradition russe du chant, son académisme, son savoir-faire et ses compositeurs en font une des valeurs sûres du monde lyrique.
L’attente est donc grande lorsque Marina Prudenskaya entre sur scène, après l’ouverture du célèbre Prince Igor d’Alexandre Borodine, interprétée par l’Orchestre National Bordeaux Aquitaine. Dès la première phrase, dès les premiers sons, sa voix se révèle dans toute son amplitude. Le phrasé très étiré fonctionne à merveille dans les airs tragiques, se faisant un peu lâche quand le tempo s’accélère. C’est peut-être le prix à payer pour une voix si large. Comme attendu, la technique est sûre et permet une belle palette de couleurs, quoique le timbre soit plus naturel dans le médium que dans l’aigu, parfois un peu forcé quand l’écriture réclame plus d’ampleur.
C’est dans l’air de conclusion de la première partie, extrait de La Pucelle d'Orléans de Piotr Ilitch Tchaïkovsky, que Marina Prudenskaya donne toute la mesure de sa voix. Visiblement à l’aise dans ce rôle pourtant très exigeant, elle déploie ici des aigus libres et épanouis, surtout dans le finale de l’air. Le public ne s’y trompe pas, accompagnant la performance des applaudissements les plus nourris de la soirée. Quelques vivats descendent des balcons.
Ce temps fort passé, le reste du programme est plus épars, avec quelques éclairs étonnants, comme cet air de Varvara extrait du Pas seulement l’amour de Rodion Chtchedrine. À mi-chemin entre l’opéra et la comédie musicale, cette rareté permet le plus beau moment d’union entre Marina Prudenskaya et l’Orchestre National Bordeaux Aquitaine, ici contraint par l’écriture à jouer toutes oreilles ouvertes pour ne pas couvrir les accents à la limite du parlé-chanté.
Le volume orchestral ainsi réduit, la voix de Marina Prudenskaya se livre sans artifice, débarrassée de l’impératif de projection devant une masse sonore que la direction globalement très généreuse de Keri-Lynn Wilson laisse déborder par endroits. Un excès d’enthousiasme qui se prolonge au moment très attendu des rappels, avec une entorse au programme russe : l’air de Dalila, extrait de Samson et Dalila de Camille Saint-Saëns. Un cadeau offert par Marina Prudenskaya au public bordelais qui aura savouré et salué une grande voix, à la faveur de l’un de ces heureux accidents qui font le récit d’une saison d’opéra.