Stallerhof à Vienne, société en marge et gouffre sans fond
Le compositeur envisage Stallerhof comme une intersection entre le théâtre et l'opéra, un drame assurément, racontant la vie épouvantable dans la ferme des Staller au fin fond d’une campagne alpine fictive en Bavière. Beppi, jeune fille du couple Staller est victime de maltraitance par ses parents et de la perversion sexuelle du valet de la ferme, Sepp (qui mettra la jeune fille enceinte, le père voulant alors tuer la fille, la mère la faire avorter). Ce microcosme terrible est devenu pour elle une habitude, au point d’en perdre toute révolte, toute identité même. Elle ne vit que par des fragments de souvenirs, vagues et lointains. Seul un Lied d'enfance lui permet de s’exprimer et de se libérer un peu.
La jeune metteuse en scène Shira Szabady, étudiante à l’Université de Musique et des Arts du spectacle de Vienne adapte sa production avec les décors de Nikolaus Webern à l’endroit choisi : la Maison Atelier de l'Académie des Beaux-Arts (Semperdepot) devient la ferme des Staller avec des plafonds formant comme un escalier et les hauteurs d’une grange (abritant les épisodes horribles de ce drame). L'éclairage froid, blême et cru de Norbert Chmel renforce le contexte hyperréaliste du drame et, impliquant aussi l’emplacement des spectateurs dans le plan de feux, l’assistance est donc immergée de force aux événements.
Connue du public viennois par ses collaborations avec l'Orchestre de Chambre de Vienne (Kammerorchester Wien), Ekaterina Protsenko livre une interprétation nécessairement poignante de Beppi. Sans surjouer le tragique, elle attire la sympathie en dessinant le personnage tel qu’il est : produit et victime d’un entourage qui nie jusqu’à son humanité. Le timbre velouté manifeste avec ses paroles fragmentées son incapacité à saisir le réel, s’imposant par une richesse de nuances et d'expressivité, ainsi que par la netteté de sa diction jusqu’aux syncopes (contre-temps). Les mouvements ascendants et descendants abrupts utilisent l’expressivité de la frontière entre le chant et la parole. Le timbre est également capable d’une douceur mêlée de tristesse (face à la mère) et son Lied final, enfantin et même espiègle est un contraste absolu avec la conclusion du drame (contrairement à la pièce d’origine, elle tue ici ses parents).
Le baryton James Tolksdorf, diplômé de la Juilliard School et artiste émergeant en Allemagne, offre à Sepp son timbre éclatant, chaleureux et imposant (d’autant plus choquant par contraste avec la dépravation morale du personnage). Sa maîtrise vocale souligne son absence de culpabilité, avec même des élans “mélodieux” à mesure qu’il maltraite Beppi.
La mezzo-soprano Anna Hauf incarne une mère intense, effrayante, haïssable, et dans le même temps charismatique et imposante. Le timbre est velouté, dense, doté d'une élégance qui semblerait plus appropriée à Hérodias qu'à une fermière battant son enfant. La densité de la voix se déploie dans le registre aigu et les nuances sont maîtrisées même dans les cris abrupts entre chant et parole, atteignant au cauchemardesque.
Le ténor Franz Gürtelschmied (le père, propriétaire), qui a tenu de nombreux seconds rôles (entre autres pour Parsifal dirigé par Philippe Jordan à Bastille et La Flûte enchantée par Robert Carsen à huis clos) balaye ses élans d’ivrogne sans hésitation, avec l'éclat de son timbre. Il tire pleinement parti de ses moments de chant peu nombreux, soutenus par ses gestes et son regard vitreux.
Habillées d'élégantes robes noires comme pour une cérémonie, le trio halluciné de femmes chantant un passage de la Bible dans un style archaïque et en-dehors du drame, rappelle les rôles traditionnels des voyantes, oracles, ou Nornes. Ekaterina Krasko (soprano), originaire de Saint-Pétersbourg et formée dans les répertoires russes, dispose d'un timbre rond et cristallin, soigneux et raffiné, articulé et mélodieux. Hannah Fheodoroff (soprano), habituée au répertoire baroque, puise dans son timbre soyeux la richesse des nuances qu'elle met en valeur pour les transitions entre les registres (avec toutefois peu de marge de manœuvre). Elisabeth Kirchner (mezzo-soprano), dont le timbre riche et velouté sous-tend l'unité vocale, impressionne par sa puissance mêlée d'élégance et de soin pour des détails.
Walter Kobéra dirige l'amadeus ensemble-wien avec un soin remarqué des détails dans la texture et la masse sonore. Les cuivres tiennent dans tous les registres leur grand rôle (consistant à déclencher les tensions dramatiques). Les vents aigus ont une sonorité pointue et métallique pour souligner la fatalité inhérente au drame. Les cordes se mêlent avec aisance et clarté d’intention. Le tout fait en effet dialoguer théâtralité et lyrisme jusqu’à questionner l’abîme de l'âme humaine. Un choc qui impose au public un silence dans les ténèbres du rideau tombé, avant de se rendre compte de combien il faut applaudir ce spectacle si terrible.