Placido Domingo, Doge de Gaveau
L'effervescence est perceptible, comme souvent dès la file d'attente devant la Salle Gaveau lorsqu'elle accueille un nom célèbre mais, comme rarement, avant le début de ce concert : les solistes viennent saluer le public et ressortent avant même la première note, après avoir reçu d'emblée un accueil fiévreux (destiné à Placido Domingo). Comme les spectateurs se lèvent à l'entrée et à la sortie de cette vedette, des téléphones se lèvent de temps à autre dans l'assistance pour immortaliser l'artiste. Un couple, certes installé sur le côté et en retrait, est même venu avec un ordinateur portable qu'ils tiennent chacun leur tour ouvert et tourné vers la scène pour capter le concert.
Placido Domingo est annoncé enrhumé mais il n'en est rien, il monte avec peine la rampe menant à la scène mais il s'agit déjà d'un effet dramatique collant avec les sanglots des violoncelles et altos qui l'accompagnent alors (pour sa deuxième entrée, il bondira sur les marches). Le désormais profond baryton peut pleinement mettre dans cette partition les accents des récits au service des airs, dans une succession d'intensités. Penché sur son pupitre, courbé comme le doge accablé qu'il incarne, il brandit et serre les mains comme pour retenir le pouvoir qui lui échappe et empoigner la voix, qui ne lui échappe pas. La mâchoire, parfois même carnassière, appuie le phrasé qui s'élance vers des décrochements et se déploie en un large vibrato : celui de l'homme fourbu de caractère, mais conservant sa tenue vocale et sa combattivité. Il expédie certes les mordants et les fins de phrases mais afin de se réserver pour les plus puissants accents et fins d'airs. Ses immenses variations de volume et de textures (entre accents ferraillés et souffle blanchi) animent ses phrases d'intensions expressives en de constants épanchements de lyrisme.
Placido Domingo et Anna Pirozzi se retrouvent pour cet opéra qu'ils avaient chanté ensemble à La Scala de Milan en 2016 et à l'Opéra de Monte-Carlo en 2020. La soprano s'appuie sur un timbre très suave dans l'ancrage, donnant à sa voix des couleurs de tragédienne qu'elle déploie avec assurance dans son large ambitus (sauf lorsque ses élans manquent de préparation et manquent alors de verser dans la stridence). Elle n'est cependant jamais prise en défaut de volume et les quelques brusqueries de certains accents contribuent à la passion du personnage.
Arturo Chacón-Cruz (qui devait chanter cet opéra avec Plácido Domingo et Anna Pirozzi pour le concert annulé à la Philharmonie de Paris trois jours après le concert de Monte-Carlo) incarne le fils et mari Jacopo Foscari. Le ténor entre avec le caractère soucieux de son personnage mais sourit en regardant le public et déploie par de longues tenues le premier air de bravoure de cette partition. Son médium est voilé mais rend l'aigu d'autant plus éclatant. Le timbre est solaire, le phrasé articulé et nourri mais il glisse parfois sur la justesse et finit éliminé.
Arianna Giuffrida marque déjà sa présence de sa haute stature et par son application, dramatique et vocale. Son petit rôle de Pisana est pourtant celui d'une suivante mais elle sait faire de la discrétion une efficacité au service des ensembles. Emanuele Cordaro campe le sombre antagoniste Loredano, d'un visage fermé mais intense dans le caractère et avec noblesse. Il est grave et tonique mais couvert par les sommets sonores de l'orchestre (pourtant derrière les solistes dans cette salle et cette version concertante). Diego Godoy en Barbarigo s'appuie sur un ferme soutien avec un ambitus s'élargissant vers le baryténor. Son lyrisme l'appelle très certainement à tenir des rôles de plus grande envergure dans ce répertoire, à mesure que la matière sonore grandira pour égaler ses accents. En outre, son réflexe de systématiquement tenir les revers de son gilet en chantant n'est pas sans élégance dans une version de concert mais dénoterait pour une mise en scène.
Justement, cette soirée connaît une flagrante progression dramaturgique : commençant tel un concert de Gala où les chanteurs se congratulent à la fin de chaque morceau, elle devient bientôt une version de concert et même davantage encore avec l'investissement scénique des interprètes (qui interagissent à distance puis se rapprochent).
L'ouverture orchestrale de la soirée, avec la fougue du chef Mathieu Herzog, annonce d'emblée la couleur et tisse un passionnant lien dans le catalogue de Verdi : le début tempêtueux, l'orage et les grondements sont dignes d'Otello : l'histoire d'un vénitien à Chypre, tandis que Jacopo Foscari est condamné à l'exil de Venise vers la Crète.
L'Ensemble Appassionato déploie ensuite la souplesse des mélodies de Verdi qui en font des hymnes entraînant et mémorables, autant que les sonneries dramatiques et les longs passages mélancoliques. Les solistes de chaque pupitre profitent de leurs passages exposés pour chanter eux aussi (de leurs instruments). Le dialogue avec les voix est particulièrement mémorable dans le duo harpe et flûte, rejoint en trio par le hautbois.
Le chœur, affecté par des changements de dernière minute liés au Covid, offre tout l'engagement (mais aussi les limitations) de chanteurs amateurs, les touchants élans chez les hommes mais sans le contrôle, le placement rigoureux chez les femmes mais sans la matière sonore.
La soirée est saluée par une ovation debout, noyée de bravos pour les artistes qui tous applaudissent aussi Plácido Domingo. Le public déjà acquis à sa cause témoigne encore et toujours, avant le concert, à l'entracte et à l'issue du spectacle, d'un sentiment double mais lié : l'admiration pour la vaillance de cet octogénaire (qui est d'ailleurs l'âge du rôle de Francesco Foscari) et le regret de tout ce qui continue de gêner sa carrière et d'entacher sa gloire.