Don Giovanni intimiste à l'Ópera Festival Buenos Aires
L’architecture et la décoration de la salle Alejandro Casona rappelle les origines espagnoles du mythe de Don Juan. Selon Boris Laures, metteur en scène, c’est cette salle qui est le décor même du spectacle, tant la petite scène où se produisent les chanteurs est dépouillée de tout artifice : une estrade, une ou deux chaises et une table en guise de décors, au gré des scènes successives. Faute de moyens financiers (les compagnies d’opéra privées sont exsangues depuis la crise du Covid), c’est davantage une mise en espace qu’une mise en scène que signe Boris Laures. La contrainte est lourde et elle est contournée par la gestion de l’espace, des déplacements et des positionnements (jusqu’à la base des colonnes encadrant la scène). Le vide environnant peut symboliser l’absence de morale du personnage éponyme, une véritable mise à nu de Don Giovanni... qui termine effectivement son existence sur scène en perdant son pantalon. Le célèbre séducteur ne meurt d’ailleurs pas précipité dans les flammes de l’enfer, pour d’évidentes complications techniques, mais poignardé par la Statue du Commandeur.
Le rouge passion qu’arborent la scène et son rideau servent la fable et les lumières (signées Pablo de la Hera). Chatoyantes, elles proposent de subtiles déclinaisons d’intensité et de coloris qui mettent en valeur les situations dramatiques. Les personnages portent des vêtements d’aujourd’hui, à l’exception de la scène de bal où Don Giovanni et certains de ses convives portent masques et costumes d’époque de style vénitien. Le choix des accessoires, du smartphone (dont use Leporello pour faire des selfies ou montrer les conquêtes de son maître à Donna Elvira) aux pistolets de flibustiers chez ceux qui pourchassent Don Giovanni, brouillent de façon plus problématique les repères dans ce télescopage d’époques.
Le baryton Alejandro Schijman est un Don Giovanni intime et placide, à la voix posée, un peu intériorisée. Le vibrato est discret mais la couleur du timbre, ambrée et suave, donne plus de chaleur à ses interventions. Son articulation de l’italien est ouverte. Son duettino avec Zerlina (« Là ci darem la mano ») est un exemple d’équilibre du point de vue des timbres et des volumes. Mais si la légèreté de sa voix lui autorise des sorties aériennes, elle lui joue parfois des tours lorsqu’elle est un peu couverte par l’orchestre. Juan Pablo Labourdette (entendu au Teatro Colón dans Le Petit Prince) interprète le rôle de Leporello. Le corps et la voix de basse sont agiles et volatiles, l’improvisation du geste spontanée, les projections puissantes et maîtrisées, servies par une prononciation audible.
Investi sous l’angle théâtral en Ottavio, Patricio Oliveira possède une voix de ténor claire, piquante et homogène dans son timbre sur toute la tessiture. Masetto trouve en Alejo Alvarez Castillo un interprète dont la voix de basse présente des reliefs cuivrés, la chaleur du timbre trouvant des résonances pleines et chaleureuses dans ses projections. Chez les voix masculines, Sebastián Barboza enfin incarne un Commandeur comme il se doit : autoritaire, directif et apte, par l’art du mime… à l’immobilité complète. Les inflexions de sa voix de basse sont amples et larges, le souffle est long. La virilité de son organe vocal riche en harmoniques rend à la Statue ses élans de vitalité.
Si les femmes sont bafouées dans Don Giovanni, les voix féminines brillent et sont à l’honneur dans cette représentation. Les trois valeureuses sopranos en scène sont Virginia Lía Molina (Donna Anna), Eleonora Gaudelli (Donna Elvira) et Ximena Farías (Zerlina). Toutes trois présentent des qualités de justesse dans leur jeu théâtral pour camper leurs personnages respectifs. La première possède une voix pure aux reflets argentés, haute perchée. De façon complémentaire, la verticalité lyrique de ses projections sert l’amertume et les souhaits de vengeance de celle qui a perdu son père. La deuxième témoigne d’une assise vocale ample avec un timbre charpenté, illuminé et une rondeur caressante dans les projections vers l’aigu qui sied aux complaintes de l’épouse trompée et humiliée. La troisième, enfin, expose dans ses expressions vocales des reliefs chaleureux. La richesse des harmoniques, sous tous les volumes, façonne vocalement un personnage haut en couleur.
Helge Dorsch est le Directeur musical expérimenté de cette soirée qui a une idée très précise du potentiel de son orchestre, rattaché au festival pour lequel il se produit. Cet orchestre rentre dans l’intimité de l’œuvre dès l’ouverture, par la rondeur et la chaleur des cordes et des cuivres. L’acoustique de la salle met en valeur l’enthousiasme des instrumentistes et de son chef, même si la section des violons manque parfois d’ajustement et que les percussions sont trop discrètes. La participation d’un claveciniste fort expressif est remarquée lors des récitatifs. Le chœur assiste les solistes en scène mais leurs gestes physiques semblent un peu hasardeux et leurs déplacements manquent de synchronisation, sans doute par manque de répétitions.
Les applaudissements du public sont inversement proportionnels au caractère minimaliste et modeste de ce spectacle frais, revigorant et stimulant, réunissant nombre de jeunes talents sur scène comme dans les rangs de l’orchestre.