Robert le Diable ou la guerre des étoiles lyriques à Bordeaux
Marc Minkowski lance avec audace sa dernière saison à la tête de l’Opéra de Bordeaux, avant de laisser sa place à Emmanuel Hondré à partir de septembre 2022, avec Robert le Diable de Meyerbeer, Grand opéra à la musique flamboyante (à découvrir à travers notre série d’Airs du jour dédiée) qui résonne avec chaleur dans l’acoustique généreuse de l’Auditorium de Bordeaux. Certes, l’œuvre est longue (la soirée s’étend sur 4h30) mais le temps file sans temps mort dans l’enchainement des airs, duos, ensembles, sans oublier le mythique Ballet des nonnes qui ponctue l’acte III. La musique, très accessible, alterne des pages enjouées et dansantes, de furieux torrents sonores, des airs de bravoure et des mélodies lascives. La partition audacieuse confie -fait rare- un motif mélodique aux timbales, et deux longs passages (un chœur et un trio) a cappella. Rappelant le "Je suis ton père" de la saga intergalactique Star Wars, le livret mêle le fantastique, l’humour, l’héroïque et le romantisme.
À la tête de l’Orchestre National Bordeaux Aquitaine, Marc Minkowski défend ce répertoire qui lui est cher avec un plaisir visible et une conviction certaine. Vêtu comme à l’accoutumée d'une ample tunique noire, il chante (silencieusement) toutes les parties et se retourne volontiers vers les solistes pour les suivre le plus finement possible. Il est assisté de Romain Dumas qui reproduit sa battue pour les ensembles intervenant depuis les coulisses ou les loges.

Bien que le plateau vocal soit très international, la diction est particulièrement soignée chez tous les interprètes. Le ténor américain John Osborn, qui chante le rôle-titre, est probablement actuellement le plus grand serviteur de ce répertoire exigeant. Les moues d’épuisement visibles sur son visage lors des saluts témoignent d’ailleurs de la difficulté et de la longueur de ce rôle qu’il chante ici pour la première fois. Sa voix au timbre riche est lumineuse et puissante, ses phrasés souples et vifs, son chant raffiné et nuancé. Son vibrato est si fin qu’il en devient presqu’imperceptible (et pourtant bien présent). Cependant, face à la difficulté (et bien que la production ait été originellement prévue pour être mise en scène), John Osborn garde dans ses mains sa partition sur une tablette électronique. Compréhensible, cette contrainte n’en est pas moins dommageable. De fait, sa tablette lui maintient le menton baissé, ce qui nuit à son émission. Ses coups d’œil rapides finissent par l’embrouiller, provoquant plusieurs erreurs de texte qu’il rattrape à l’expérience. Enfin, cela l’écarte des interactions construites par ses collègues chantant par cœur dans cette mise en espace.

Avec le rôle de la Princesse Isabelle (l'amante de Robert), Meyerbeer offre à la soprano américaine Erin Morley de quoi faire étalage de sa maîtrise technique et, plus encore, de sa musicalité. Dans un feu d’artifice vocalisant, elle expose son timbre cristallin, des aigus fins et vibrés dans un phrasé à la fois virevoltant et éthéré. Elle varie les couleurs de son chant et joue sur l’ampleur de sa voix pour accompagner une performance très investie et très applaudie, l’orchestre lui-même battant des pieds et des archets à la fin de son grand air (et Amina Edris ne pouvant réprimer un sourire de satisfaction devant la longueur de son aigu final).

Justement, la soprano égyptienne Amina Edris (Alice, fidèle vassale de Robert qui lui évite les enfers), dispose d’une voix pulpeuse agitée d’un vibrato rond et tonique. Son timbre tendre et chaud dans les médiums blanchit dans l’aigu. Ses vocalises sont précises, portées par un souffle long. Son legato délicat est soigné et ses lignes nuancées.
Démon et père de Robert, Bertram est interprété par la basse française Nicolas Courjal qui laisse transparaître la noirceur du personnage par son sourire mauvais et son œil plissé, mais aussi par sa voix caverneuse au timbre éclatant (voire même par un épi récalcitrant qui dérègle légèrement sa coiffure travaillée). Son immense volume s’appuie sur de larges résonateurs, et n’est absolument pas contradictoire avec une grande agilité dans les vocalises et une belle souplesse des phrasés.

Les rôles de complément ne font pas de la figuration. Le premier d’entre eux, le ténor maltais Nico Darmanin en Raimbaut (le fiancé d’Alice), a également un travail conséquent à abattre. Ses vocalises sont fluides, le timbre épais et clair, l’émission vaillante et le jeu engagé (il exécute même quelques pas de danse endiablés). Son phrasé percutant est précis et ses attaques vigoureuses. Le baryton-basse canadien Joel Allison (Alberti et le Prêtre), précis rythmiquement, dévoile des basses lumineuses aux aigus sûrs et vibrants. Enfin, le ténor français Paco Garcia (le Héraut d’armes et le Prévôt du palais) s’acquitte de ses interventions d’une voix puissante, fière et martiale au timbre légèrement nasal. Le Chœur de l'Opéra National de Bordeaux propose quelques pages d’une grande puissance, mais aussi des passages doux et mélodieux, voir lascifs. Bien en place rythmiquement, il reste toutefois entravé dans son expression collective par la distanciation (qui permet toutefois d’éviter le port du masque).
La mise en espace, confiée à Luc Birraux, consiste d’abord en une direction d’acteurs soignée, permettant aux chanteurs de faire passer par leur jeu scénique subtil les émotions des personnages au public. Mais il propose également un deuxième niveau de surtitres (s’ajoutant voire se superposant à l’habituel défilement du livret), mêlant rappel des principales didascalies et commentaires ironiques sur la version de concert en cours, brisant volontiers le quatrième mur.
La salle, bien que loin d’être pleine en cette reprise post-pandémie, montre son enthousiasme en maintenant longuement ses vivats lors des saluts finaux.