Diana Damrau réenchante les Lieder de Strauss au TCE
En première partie de concert, les Métamorphoses de Strauss, dans la mesure où elles sont une réflexion affligée sur les horreurs de la guerre et un entrelacement abstrait d’innombrables pistes mélodiques, contrastent fortement avec la thématique langoureuse, galante et parfois précieuse des sept Lieder choisis par l’interprète. La parenthèse symphonique se referme sur le prolongement tout aussi inspiré et résolument progressiste de la 3ème Symphonie de Tchaïkovski. Ce qui confère sa cohérence au projet du récital -porté par la baguette subtile du fondateur du Cercle de l’Harmonie dirigeant ici l'Orchestre philharmonique de chambre de Brême- c'est sans nul doute la nostalgie amoureuse et tous ses figuralismes rehaussés par un cadre symphonique assez ambitieux, même s'il menace d’emblée de peser sur les fragiles expressions lyriques qu’il entoure.
Visiblement inspirée par ces poèmes à l’esprit résolument fin de siècle, la chanteuse fusionne avec l’orchestre : elle séduit pleinement par son interprétation très ancrée, connectée physiquement au sol, à la salle, aux musiciens, aux fantasmagories fascinantes qui, derrière la phrase musicale, s’offrent à la vue de tous. Elle refuse de se faire remplacer au pied levé -ce qui n’aurait rien eu de simple- et tente d’affronter les difficultés liées à son état de santé. Plus que jamais, elle se caractérise par une grâce et une énergie hors du commun, parvenant à maîtriser son souffle et sa ligne, pliant sa voix flexible au calcul savant des lignes musicales et de leurs mélismes. Son timbre se pose avec la profondeur voulue sur les médiums, puis effleure les aigus délicats sur lesquels la ligne mélodique vient souvent se clore. L’écriture pointilliste de la Sérénade entraîne une vocalisation scintillante dont l’écueil principal, le risque de mièvrerie, est évité avec brio par Diana Damrau qui n’hésite pas, de connivence avec la flûte volubile, à y introduire une note humoristique : en place sur le plan rythmique, chaque morceau est d'une justesse qui tient surtout à une compréhension intime du poème, puisant sans doute aussi dans le vécu personnel.
Le public est frappé par sa gestuelle tantôt mélancolique et suppliante, tantôt ardemment projetée vers un au-delà visionnaire. Vu l’état de santé de l’interprète, l'auditoire ne saurait lui tenir rigueur de la discrétion de certains piani peinant parfois à s’imposer face à l’orchestre, qui aurait sans doute pu mieux adapter son volume à cette situation particulière. D’une douceur infinie s’enflant par un long effet de crescendo, le rythme de berceuse amène l’interprète à engager le dialogue avec les pizzicati à pas feutrés, puis en résistant jusqu’à prendre le dessus. Ses couleurs rivalisent de force avec les cordes déchaînées par la baguette de Rhorer, qui, d’abord subtile et aérienne, se fait plus fougueuse. Flûtiste et claveciniste de formation, il sait insuffler poésie et vigueur aux clarinettes, flûtes et hautbois.
L’aspiration quasi mystique des deux célèbres Allerseelen (Toussaint) et Zueignung (Dédicace), originellement écrits pour une voix de ténor, contraint la soprano à un surcroît de puissance et de rigueur : le public reste accroché à sa voix ample et bien projetée qui n’abuse pas du vibrato. Point capital du cahier des charges straussien, le souffle tient la phrase jusqu’au bout, sans que le legato tombe pour autant dans un alanguissement machinal : c’est notamment indispensable pour Morgen! (Opus 27, n° 4), sublime cadeau que la soprano, malgré sa fatigue, offre en prime au public. Les aigus pleins de hardiesse s’élancent vers les lointains, la générosité des notes tenues s’amuse à osciller et s’approprie le texte par toutes les teintes d’une tessiture allant du cobalt chatoyant au noir profond, comme la robe de l’artiste, évoquant la somptuosité des toiles de Klimt et des autres peintres de la Sécession viennoise.
Diana Damrau réinvente ce répertoire qu’elle connaît sur le bout des doigts, et, magie de l’instant lyrique, crée la surprise par son engagement et son dépassement de soi. À en juger par les salves d’applaudissements et les ovations, le défi du Lied, exercice toujours périlleux, est relevé grâce au charisme émotionnel et à la maturité sereine de la chanteuse, qui partage avec son public toute la chaleureuse volupté qu'elle éprouve.