La vengeance du Hollandais volant à Bayreuth
Une troisième première, involontaire celle-ci, s’ajoute également au Festival : l'obligation faite aux chœurs de chanter depuis la salle de répétition toute proche, captés par des micros dans des espaces séparés par plexiglas et reliés en temps réel dans la salle avec un dispositif de haut-parleurs répartis sur le proscénium.
Scéniquement, le travail de Dmitri Tcherniakov élimine les allusions directes à l'univers de la mer et des ports de la Baltique où accostent des êtres maudits. L'intérêt se focalise sur une trame narrative qu'il traite à la façon d'un film noir, avec des allusions à l'univers de tension psychologique d'un Lars von Trier. L'action se déroule dans une ville sans âme qu'on imagine quelque part dans le Nord de l'Europe, avec de tristes maisons en brique serrées autour d'un clocher. La longue scène mimée durant l'ouverture raconte le passé du Hollandais, enfant traumatisé par le spectacle de sa mère dans les bras de Daland – une mère rejetée par le même Daland, puis mise au ban de la petite société locale, et qui finira par se suicider. D'où le second traumatisme à la découverte du corps pendu à une poutre et le désir pour l'enfant de retourner sur les lieux du drame afin de venger sa mère.
En donnant un arrière-plan narratif logique à l'irruption du Hollandais dans la communauté dirigée par Daland, Tcherniakov éclaire d'un jour particulier la Ballade de Senta et la question du fantasme-fantôme. Le doute plane quant à savoir si le Hollandais est ici le fils illégitime de Daland, et donc sur une relation demi-frère et sœur, ce qui élimine définitivement et astucieusement la possibilité d'une idylle amoureuse entre eux, contrairement à ce que dit le livret mais qui rappelle les thématiques wagnériennes de la filiation (La Walkyrie) et de l'aveu (Lohengrin). Senta est par conséquent non plus l'objet amoureux, mais l'objet de la vengeance du Hollandais. L'équipage du Hollandais est constitué des hommes de main qui vont intervenir contre la population en incendiant la ville tandis que le Hollandais tire dans le tas. Coup de théâtre à la toute fin, avec Mary faisant irruption et tuant le Hollandais d'un coup de fusil, fin brutale qui met un terme à l'espoir de toute rédemption.
Vocalement, ce Fliegende Holländer se construit surtout sur la performance visiblement étourdissante d'Asmik Grigorian dont la Senta de chair et de flammes se démène avec une énergie et une puissance qui saisit le public et la distribution tout entière, agissant comme un un révélateur et un défi. Elle joue avec son profil d'adolescente mal dans sa peau pour incarner une crise en forme de libération avec des aigus irisés qui se déploient comme la trajectoire d'un projectile. Le meurtre du Hollandais la laisse aux prises avec un rire irrépressible et nerveux, écho vocal du volume incandescent et suicidaire du treue bis zum Tod (fidélité jusqu'à la mort). Le Hollandais de John Lundgren est mis à mal par une telle démonstration de force. La ligne est inégale et le timbre rarement homogène, si bien que les changements de registres se font plus difficiles au fur et à mesure que la soirée avance. La fatigue gagne et met en danger l'équilibre dans le duo final.
Plus à son aise dans le rôle de Daland, le fidèle Georg Zeppenfeld n'a pas à forcer son talent pour camper un personnage dont la bonhommie un peu naïve est teintée d'une méchanceté évidente. La projection n'est pas particulièrement soulignée, préférant au volume la précision du phrasé et de la diction. Tcherniakov l'imagine en conjoint de Mary à laquelle Marina Prudenskaya apporte un instrument vocal à la fois vigoureux et contrasté. Les registres sont remarquables d'un bout à l'autre, pleinement soutenus et en lien avec une scénographie qui, pour une fois, la sollicite comme personnage principal. Expression et engagement également chez le Erik d'Eric Cutler. Le ténor américain n'est pas irréprochable de prononciation, mais il sait créer par ses capacités à moduler l'expression et jouer d'un timbre remarqué un personnage crédible, loin de l'amoureux transi et maladroit. Le Timonier d’Attilio Glaser est physiquement et vocalement très à son aise dans le rôle, avec de belles qualités de souffle et d'abattage.
Placé sous la direction de l'inamovible Eberhard Friedrich, le Chœur fait l'objet d'un dispositif technique qui frise l'exploit. Pour des raisons liées à la crise sanitaire, le Festival a décidé de placer les chanteurs à distance du Festspielhaus, dans des cabines en plexiglas installées dans la salle de répétition toute proche. Relié par micro en temps réel, le chant est diffusé par haut-parleurs, mimé par des choristes figurants sur scène. Acoustiquement parlant, mis à part une certaine neutralité générale et un impact amoindri, l'auditeur peine à remarquer le moindre décalage, les haut-parleurs parvenant même à reproduire le déplacement du chœur sur scène. Le problème vient d'un défaut de synchronisation si le spectateur se focalise sur les mouvements de lèvres, pas toujours en phase avec le chant.
Pour ses débuts en fosse, la cheffe ukrainienne Oksana Lyniv donne une carrure et un allant qui démontre une belle maîtrise et surtout une attention de tous les instants au livret. Elle ouvre le champ à une lecture tantôt attendrie, tantôt rugueuse, sans presque jamais laisser retomber la tension à l'exception -notable- d'une Ballade de Senta étrangement articulée et un finale qui semble lui échapper dans l'équilibre des plans et la montée irrésistible vers la conclusion.