Aliénor à l'Opéra de Limoges, militante création
Il y a Armide, Elektra, Médée, ou encore Aïda. Au rang des figures féminines qui marquent un opéra par leur histoire comme par leurs combats, il y a donc aussi Aliénor, désormais. “Aliénor, Reine de Lumière”, comme précisé dans la note d’intention d’Alain Voirpy, ancien Directeur du conservatoire de Limoges et actif compositeur, qui trouve l’occasion de présenter sa toute dernière création dans son ancienne maison (qui lui en a elle-même fait la commande). Et pour honorer cette requête, c’est donc une figure marquante de l’histoire nationale (et régionale, en l’occurrence) qu’ont choisie pour leur livret Alain Voirpy et Kristian Frédric : celle d’Aliénor d’Aquitaine (1122-1204), épouse du Roi de France Louis VII, puis du Roi d’Angleterre Henri II et donc mère de Richard I, alias “Richard Cœur de Lion”. Une figure royale du XIIe siècle (Duchesse d’Aquitaine, elle fut aussi Reine des Francs et Reine d’Angleterre), et une femme au destin marqué par une longue période de réclusion forcée, pour avoir tenté de fomenter un complot politique contre son propre mari, Henri II. Quinze ans d’enfermement et d’assignation à (châtelaine) résidence, une période de confinement avant l’heure qui constitue précisément le fil conducteur du livret du duo Voirpy-Frédric, lequel voit en Aliénor “une grande figure féminine inspirant une démarche lyrique et engagée”. Engagée en défense de la cause féminine, en l’occurrence.
Ainsi, pour servir le propos textuel comme musical d’Alain Voirpy, Kristian Frédric et sa Compagnie des “Lézards qui bougent” proposent une mise en scène qui joue ouvertement sur la confusion (ou l’universalité) des temps. Aliénor, perchée sur un promontoire de huit mètres de haut, y est d’abord une pièce de musée du monde d’aujourd’hui. Un musée du Moyen-Orient, en l’espèce, comme pour ajouter à la collision temporelle une faille géographique, et opposer deux temps et deux mondes où la place faite aux droits des femmes peut sans doute être reliée par quelques similitudes. Où se devine déjà le propos quelque peu “militant” du livret de cet opéra, Aliénor prenant soudain vie et des habits modernes, en vient ensuite à devenir elle-même contemplatrice de musée, découvrant la longue (et inachevée) histoire de la lutte des femmes pour obtenir reconnaissance et égalité en droits dans le monde entier. Un jeu sur les temps et sur les lieux, donc, qui ne perd en rien le spectateur tant l’intention est claire : d’une période historique à une autre et par delà les continents (le personnage de Norah, guide de musée, faisant usage de lien), l’idée est bien celle de l’expression et de la matérialisation des combats d’une reine qui se trouve surtout être une femme. Combat contre la domination masculine, combat pour le droit à l’égalité des sexes et à la dignité, combat pour la reconnaissance de la force et du courage des femmes qui, si “elles ne partent pas à la guerre”, se trouvent en première ligne sur le front de l’éducation des enfants. Et l'opéra de se conclure par ces mots, résonant comme une prière : “Que les femmes ne soient plus asservies, reléguées, violées. Et que leurs enfants ne fassent la guerre que pour rire, en toute innocence”. À bons entendeurs…
Entre post-romantisme et contemporanéité
Un véritable manifeste pour les droits des femmes, donc, servi par une musique d’inscription résolument contemporaine, quoique pas départie de quelques passages des plus expressifs qui rappellent Wagner mais aussi le post-romantisme de Richard Strauss et de son Elektra. Ayant compté parmi les derniers élèves d’Olivier Messiaen, Alain Voirpy est aussi marqué par l’héritage de la musique atonale de Berg et Schoenberg, et cela s’entend. Peu de grands airs sortent du lot et se remarque surtout l’intensité permanente de la trame musicale tissée tant par les voix que par l’orchestre, qui tous deux oscillent entre fougue et rêverie, entre cruauté du réel (notes appuyées et fortissimo de rigueur) et passages plus oniriques (notes aériennes, et nuances faibles). Un jeu de couleurs et une exigence expressive que parvient très bien à restituer le chef Daniel Kawka. Ce spécialiste du répertoire contemporain, ici à la tête de l’Orchestre de l'Opéra de Limoges (et d’un madrigal de cinq voix faisant office de chœur), se distingue par une direction appliquée et dynamique en gestuelle, cherchant moins à produire de grands effets sonores qu’à se mettre au service de solistes aux moyens vocaux déjà forts remarqués.
Catherine Hunold, qui endosse le rôle-titre, magnifie celui-ci de sa voix lumineuse en projection autant qu’en qualité de timbre. Récente Leonora (de La Force du Destin) à Toulouse, la soprano française rayonne d’un bout à l’autre du spectacle par un chant d’une expressivité totale, qui jamais ne perd en intensité ni en sonorité. Par la diversité des émotions qui s’en dégagent, le jeu scénique est remarquable d’engagement lui aussi, et lorsqu’elle évoque la cause des femmes, l’artiste semble se poser (et ce n‘est peut-être pas une impression) en véritable militante de la cause ici défendue.
Son fils, mais aussi son mari, est porté par un Jérôme Boutillier. À chacune de ses nouvelles apparitions, la Révélation Classique de l’Adami en 2016, qui a fait bien du chemin depuis, use d’une voix de baryton aussi ronde que pénétrante qui paraît à chaque fois avoir gagné en maturité et en facilité d’émission. De quoi imposer une présence vocale et une autorité scénique collant idéalement au rôle du royal (mais impitoyable) époux d’Aliénor, Henri II.
Enfin, en Norah (davantage sollicitée dans des interventions parlées que chantées), Marie Vanhonnacker, en anglais comme en arabe d’ailleurs, dévoile furtivement une voix aux jolies couleurs et aux intonations pleines de fraîcheur. Un personnage ingénu mais engagé, comme l’incarnation d’un passage de relais entre une figure tutélaire historique, Aliénor, et une jeune femme moderne toutes deux investies, fut-ce à huit siècles d’écart, par une même mission : la défense du statut des femmes et de leur égalité en droits face à des hommes ici présentés comme trop autoritaires et belliqueux.
“No man, no crime”, lit-on ainsi sur un message diffusé en fond de scène, en fin de spectacle. Un spectacle où toutes et tous applaudissent vivement au baisser de rideau, tant la réjouissance est grande d’avoir pu assister à une création mondiale de qualité (qui n’attend plus qu’à vivre ailleurs désormais) et surtout à un spectacle lyrique de chair et d’os, sur scène comme en fosse et dans la salle.