Festival de Salon-de-Provence : Rigoletto au Château de l’Empéri clôt la Trilogie Verdi
En temps de pandémie, la mise en scène est un défi, relevé par Alessandro Brachetti : faire oublier que les corps ne peuvent se toucher, alors que les cœurs se rapprochent, sur une scène triangulaire de dimension modeste (les interprètes restent bien à distance, tout en gardant un jeu naturel dans leurs interactions). La perspective pour le regard du spectateur s’ouvre sur la verticale du donjon crénelé puis sur le ciel bleu-nuit conférant une profondeur au spectacle, une respiration précieuse. Le décor se fait oublier et s’intègre à l’environnement historique existant (panneaux de pierres, fresques, fontaine, ici un bosquet, là une chaise). Au plus près de l’intrigue, transporté vers la Florence des Médicis en lourds costumes du XVIe siècle, cet univers pictural a l’obscurité acide des peintures maniéristes de Bronzino.

Rigoletto est assuré par le baryton Clorindo Manzato, étonnant de naturel, alors qu’il s’agit pour lui d’une prise de rôle. Il "traîne" un personnage de bouffon qu’il semble avoir poli et qui lui colle à la peau. Il joue la carte de la déclamation naturelle propre à la voix parlée du baryton, mais qu’il place, par la projection haletante et le timbre au grain noir-fusain, dans la déchirure dramatique. Son Rigoletto est peu ambivalent, replié sur l’univers intérieur de sa bosse, et verse peu dans le comique grinçant du rôle, pour mieux s’illuminer dans ses duos avec Gilda. Celle-ci est interprétée par Mihaela Dinu, soprano roumaine, muse fidèle du festival depuis ses débuts. Elle construit son personnage vocal avec un grand soin dans le placement de la voix, la diction claire, la projection soutenue. Elle va de l’opalescence, jusqu’au cri, strident dans le désir, éraillé dans la mort, de l’oiseau chétif à l’héroïne sacrificielle.

Le Duc de Mantoue est confié au ténor Valter Borin, qui ne s’économise pas, afin de rendre crédibles les dimensions relativement contrastées du personnage, entre désir et amour, trivialité et noblesse. Sa présence scénique a l’assurance et le charme débonnaire du personnage, y compris lorsqu’il ne parvient pas à se débarrasser de sa lourde pelisse brodée. Ses amplifications, plus solides que solaires, portent en cela la dimension acide de la situation psychologique.

La Maddalena de Claudia Marchi, mezzo-soprano, emprunte aux airs colorés de Carmen. Cambrée ou campée, souple ou droite, dans ses escarpins, elle en a le timbre mur, le caramel intense. Elle use savamment de son vibrato et de ses inflexions pour homogénéiser, dans les ensembles, le plateau vocal. Une jeune basse polonaise prometteuse, Juliusz Loranzi, accomplit en Sparafucile une figure de spadassin aussi inquiétante qu’altière. Solidement élancé, il est une contrebasse vivante et vibrante, au grave facile, vertical et précis. Le timbre rafraîchissant de Léa Bechet est également à retenir, en Comtesse Ceprano, Giovanna et page.
La version réduite de cette ample partition d’inspiration hugolienne, travaille ses dimensions intimes, mystérieuses et chambristes : il s’agit finalement d’une histoire domestique malheureuse entre un père et sa fille. Un art accompli du changement d’échelle est rendu plus nécessaire encore par les exigences de la distanciation sociale, sur scène et dans la fosse. Le chef Stefano Giaroli, homme-orchestre, assure l’arrangement de la partition. Il dirige la poignée de solistes de son orchestre Cantieri d’Arte de Reggio Emilia, depuis un piano subtilement sonorisé. Et cela sonne, sans que l’oreille perçoive le moindre trou dans les textures généralement serrées d’un orchestre d’opéra. Un beau travail des vents, et plus particulièrement des soli du hautbois et de la clarinette, restitue le climat poétique de l’œuvre. Cinq membres masculins du Chœur de l’Opéra de Parme, préparés par Emiliano Esposito, ont, du fait de leur investissement, le crépitement ou la suavité requise par la partition.
Le public, conscient sous son masque de ce que requiert la tenue d’un tel spectacle, applaudit longuement une équipe artistique qui est parvenue à transformer l’essai, depuis l’opéra de poupée, en opéra d’épopée.