Drôle de deuxième d(r)ame : Les Contes de Warlikowski à Bruxelles
Le metteur en scène poursuit étroitement sa longue collaboration avec la maison capitale belge, et ce depuis plus de dix ans. Il creuse ici celle avec le directeur musical des lieux, Alain Altinoglu : un nouveau monde s’offre -musical et dramatique-, tout aussi fou et violent, certainement plus excentrique.
Propulsé dans un univers Hollywoodien, entre l’opulence bien américaine des films de star et des films noirs façon polar et l’absurdité des films de David Lynch, une dimension parallèle existe, le monde des souvenirs amoureux devenus Contes. Ceux d’Hoffmann, ici cinéaste, que l’amour déjoue et qui se meurt toujours un peu plus sur la pellicule.
Visuel extrême et hommage au cinéma américain, l’ode à l’Amour du compositeur personnifié par Enea Scala se transforme en quête frénétique de La Femme, transfigurée sous plusieurs facettes par Nicole Chevalier. Les histoires se répètent, contées par la vision bukowskienne d’Hoffmann, désabusé et vitreux, phobique et profondément triste. Si l’interprétation du premier casting avait misé sur un jeu très cinégénique avec Éric Cutler et Patricia Petibon, ici une impression d’opéra classique refait surface, rassurant un peu. Les voix sonnent très lyriques et le jeu plus conventionnel peut-être, mais dans une impression d’équilibre, qui conforte la vision de grand opéra attendue.

Les références cinématographiques fusent dès le levé du rideau, du choix du tapis central façon The Shinning jusqu’aux lourdes dorures et tissus de velours. Le spectacle de Noël de La Monnaie mise sur le visuel, écrasant peut-être un peu la musique qui pourtant s’offre cotonneuse et fine, précise, comme à son habitude sous la direction très intelligente d’Alain Altinoglu. Moins grandiloquente, plus intimiste et profonde, la proposition du Directeur musical poursuit une vision très mure et humaniste d’Offenbach, teintée tout de même d’une folie bien personnelle. Fidèles à cette vision, les solistes se dessinent avec beaucoup de finesse.

Nicole Chevalier marque son jeu d’une théâtralité très contemporaine, témoin d’un jeu savant entre le dit et chanté où tout est pensé. Le poids de l’histoire semble parer le timbre de la soprano dès le début de la pièce, marquant la voix d’une indolence profonde, offrant des moments lyriques intenses. Passé le premier acte avec son jeu naïf et robotique, Nicole Chevalier déploie un jeu à la mesure de sa voix, profond, précis et piqué, ronds et amples. La soprano, qui semble se prêter à l’introspection, à la quête consistant à retrouver les femmes en La femme relève ce pari fou « d’aller et venue » psychique, matérialisé par une voix fluide et limpide, marquée de graves profonds. Soutenue par des projections vidéos, les facettes de la chanteuse se dessinent, sulfureuse et mature d’une confiance tant corporelle que vocale. Nicole Chevalier rayonne, entre la beauté d’une Julianne Moore à l’écran et la force d’une femme de chant sur scène.

Plus lyrique et classique encore, la voix d’Hoffmann, personnifiée par Enea Scala plonge les Contes d’Hoffmann dans un registre plus bel-cantiste. Très romantique, la voix du ténor se déploie dans le lyrique avec une amplitude remarquée, conférant au personnage un regard plus sensible et classique. Le jeu dénote avec le classique de la voix, offrant une performance où le personnage d’Hoffmann devient plus attachant, plus humain surtout, malgré une légère difficulté à entendre le français.
Michèle Losier brille encore d’une voix piquée, précise et baroque dans les rôles de Nicklausse et de la Muse, extravagante et protectrice. Le jeu décomplexé de la chanteuse vient souligner la fraîcheur de la pièce avec une très grande finesse, apportant un petit "plus" bien personnel, peut-être un peu plus fou encore.
Remarqué et abyssal, Gábor Bretz dans le quadri-rôle de Lindorf, Coppélius, Miracle et Dapertutto marque la production d’une sévérité et d’une austérité "patibulaire, mais presque". Le baryton-basse interprète le diable comme chantant pour la première fois, par une assise de la langue française sur une vocalité, hachée, claire et fluide. Si l’identité du chanteur évolue à travers ses personnages, la voix en fait de même, et s’enfonce peu à peu dans une hybridation dont les limites de chaque personnage devient floue. Un seul et même homme, jouant de ses facettes lugubres avec une gravité bien personnelle.

Sylvie Brunet-Grupposo (La voix de la tombe) marque un caractère de chant très opératique qui dénote avec le reste de la production, s’offrant chaude, ronde et puissante encore. Au contraire très théâtral, François Piolino (Spalanzani et Nathanaël) joue par un franc parlé et un franc chanté, sans chichi, précis et bien appuyé. Le naturel du personnage apporte une fraîcheur à la distribution, qui se dessine vocalement d’une ligne impeccable.
Accompagnés de Loïc Félix (les Quatre valets), plein de relief et d’aisance de jeu, comme de voix, les seconds rôles sont marqués par une qualité rare, chacun trouvant sa place avec finesse, chacun tirant son épingle du jeu sans artifice. Sir Willard White (Luther et Crespel) se trouve légèrement en retrait, sûrement rafraîchi par les jours d’hiver. La voix du baryton-basse semble tue, douloureuse et plus lisse qu’à son habitude.
Portée par les Chœurs de La Monnaie, sous la direction de Martino Faggiani, la distribution vocale se pare d'éclats, soulignée par des voix généreuses et précises. La musique sous la direction d’Alain Altinoglu semble douce, suave et sculptée aussi, offrant une version des Contes d’Hoffmann nouvelle, discrète et plus complexe encore grâce à l’orchestre de La Monnaie de Bruxelles.
