Les Contes d’Hoffmann par Warlikowski à La Monnaie : drôles de d(r)ames
La Monnaie signe le retour aux sources d’une création marquante, vive et inspirée, pour un opus que le public belge avait pu voir en 1961 dans la mise en scène de Maurice Béjart, et qui s’offre ici nouvelle et surtout iconoclaste. Si la maison avait pu accueillir De la Maison des Morts de Leoš Janáček par Warlikowski l’automne dernier, qui avait marqué les esprits et avait remporté l’International Opera Award, ici la mise en scène se métamorphose en une oeuvre américanisée, opulente et cinégénique. Les codes s'intègrent du théâtre au cinéma en passant par l’opéra : ici tout se joue et se chante (parfois trop pour tout capter).
TROIS FEMMES DANS LA MÊME FEMME ! TROIS ÂMES DANS UNE SEULE ÂME !
Difficile de s’attaquer à l'opus posthume du grand génie de la musique « légère » française, qui a laissé l’œuvre inachevée et donc le soin au directeur musical de poursuivre le travail. Alain Altinoglu s'y était longtemps refusé mais relève le défi avec son travail habituel de documentation fouillé et en collaboration étroite avec Krzysztof Warlikowski. Les deux artistes se rejoignent sur la fluidité de création puissante, une « oeuvre-ouverte », nourrie de vice occidental et absurde.
Êtres consommables et âmes consumées, possessifs et possédés, solitude et pourtant multitudes, la scène devient déambulatoire, « défilé » mué en trip hallucino-érotico-illusionnistico-mystique du monde, où La Femme semble être cet écran impénétrable, irréel, proche de la magie du cinéma, d’une autre dimension. Les clins d’oeil cinématographiques sont nombreux, nourris des productions de Stanley Kubrick (The Shining), David Lynch (Mulholland Drive, Twin Peaks, Inland Empire), Paolo Sorrentino (Youth, La grande Bellezza), le Joker ou même George Cukor avec Judy Garland dans « A star is Born ». Les Contes d’Hoffmann dessinent les visages des femmes à travers le visage d'une femme : visage décrypté et projeté sur écran, comme un mythe, la métamorphose d’une âme à travers les corps et les projections superficielles de l’inconscient. Le tout dans un décor aux peintures d’Edward Hopper, aux attentes et solitudes silencieuses. Les références sont si nombreuses qu'elles entraînent la dérangeante sensation de « déjà-vu », d’un « copyright visuel », un peu systématique et souligné par une saturation visuelle kitsch, répétitive autour de la perte identitaire. Le risque d’une trop forte identité visuelle, étant d’écraser le propos mais aussi de le perdre, sauf que la musique existe ici toujours, fort de la sagesse d’Alain Altinoglu.
Mêlant les styles et les genres, la musique sonne nouvelle, cotonneuse et pourtant précise, piquée grâce à l’Orchestre Symphonique de la Monnaie. Résolument moderne, vif, sensuel et oratoire, l’orchestre dépasse le premier acte, fidèle à la vision d’Offenbach, pour nourrir le génie créatif et fusionner avec une vision plus contemporaine, plus proche encore du monde qui est le nôtre, nos désirs et ceux du cinéma surtout. Plus « musique de film » encore, l’image est soutenue par la bande-son en analogie, partagée entre un dramatique exacerbé et un comique léger. L’osmose entre la musique et le théâtre, si propre à Offenbach est ici magnifiée entre récitatifs de Guiraud, musique de grand opéra et clins d’oeil à l’opéra bouffe, clin d’oeil surtout à la vision originelle et singulière du compositeur qui s’est transformée à travers divers remaniements historiques.
Soutenue par un casting de choix, l’idée schizophrénique de confier aux interprètes plusieurs rôles répond à l’idée originelle du compositeur, authentique homme de théâtre. Qui mieux que Patricia Petibon aujourd'hui (s'interroge faussement le public avant, pendant et après le spectacle) pour se muer en femme robotique du nom d’Olympia, ou d’Antonia, chanteuse maudite, Giulietta, vénitienne courtisane ou même Stella, star incontournable de ce monde hollywoodien ? Vif et mystérieux, le jeu de Patricia Petibon marque par une dualité, quête identitaire multipliée par ses différents rôles. Ode à la femme, au caractère infantile, mûr, passionnel et meurtri, le caméléonisme de la chanteuse brille en chaque entité avec une voix directe, sûre et pourtant sensible. Les airs les plus simples se dessinent avec une facilité déconcertante, légère et teinté d’un cuivre presque rauque et douloureux parfois.
Plus rauque encore, la voix de Michèle Losier, que le public bruxellois avait pu voir en récital d’été, mezzo-soprano appréciée des belges et lauréate du fameux concours Elisabeth. La chanteuse réussit avec sagesse à glisser un « je ne sais quoi » bien personnel, entre humour décomplexé et précis, mêlé à une voix suave et profonde dans les personnages de la Muse et Niklausse. Le public voit la chanteuse jouer un trio identitaire, au service de deux personnages de la pièce mais aussi d’une indétrônable personnalité bien propre : Michèle Losier.
Grand Alcoolique autodestructeur, ici cinéaste hollywoodien et grand amoureux des femmes, Hoffmann, personnifié par Eric Cutler, offre à entendre une vélocité remarquée, jouée avec une acuité tant sur le côté théâtral que vocal. Il semblerait que la nonchalance et le plaisir du jeu ait été le mot d’ordre sur scène, car tout paraît naturel, millimétré comme un papier à musique et suffisamment improvisé pour se mêler au théâtre. La voix du chanteur se développe avec un caractère très bel-canto dans le tragique, perlé, vibrant et d’un ton presque boisé, d’un franc parlé et d’un chant très modulé. L’éloge « du moins par le plus » ne semble troublé que par le poids quelque peu écrasant des références cinématographiques.
L'auditoire regrette, depuis plusieurs années, les passages du temps sur la voix de Sir Willard White. Dans le rôle de Luther et Crespel, la voix sonne légèrement frottée et douloureuse, mais balance avec un noble caractère la distribution très intelligente des Contes d’Hoffmann. Chacun trouve sa place, surtout Gábor Bretz qui marque ses quatre personnages (Lindorf, Coppélius, Miracle, Dapertutto) d’une voix froncée, déployée et sûre. Homme diable, homme clown ou presque Joker, la basse redoutable creuse le sillon d’une chute néfaste pour chacun avec une maîtrise charismatique.
La mezzo-soprano Sylvie Brunet-Grupposo (la Voix de la tombe) marque par une amplitude de chant très opératique qui dénote légèrement avec le propos cinéphile de la pièce. Le mélomane ne saura lui reprocher sa puissance de voix qui s’affirme avec légèreté pourtant, chaude et ronde. Loïc Félix et sa voix de ténor marque par un lyrisme et un dessin vocal précis, affirmé et brillant au service des rôles de Frantz, Andrès, Cochenille et Pitichinaccio. Francois Piolino complète la distribution par un rôle d’inventeur macabre en Spalanzani et de Nathanaël avec une force vocale et une précision impeccable.
Les choeurs de La Monnaie de Bruxelles, sous la direction de Martino Faggiani, sonnent comme à leur habitude, précis et amples. Reste toutefois dans l'accueil du public, sans huées certes mais sans enthousiasme débordant non plus, comme une sensation de déjà-vu au sein même du spectacle, ôtant une part du mystère de ces Contes pour les charger de références connues et contemporaines. Reste à voir si cette impression se confirme sur le long terme, et dans un premier temps avec notre compte-rendu très prochain de la seconde distribution.