L’Italienne survoltée de Bartoli, captée à Salzbourg
Le rideau s’ouvre à peine sur la scène de Salzbourg que déjà (même dans la salle de cinéma) se fait sentir l’énergie bouillonnante qui électrise cette Italienne à Alger. Dès l’ouverture, Jean-Christophe Spinosi est le premier conducteur de l’emportement rossinien, investissant son orchestre, l’Ensemble Matheus, tant par le geste que les expressions de visage. Particulièrement soucieux de ses chanteurs, il mesure avec soin l’enthousiasme de cette musique, complexe par ses détails.
La mise en scène de Moshe Leiser et Patrice Caurier épouse les contours et les nuances de la musique et propose, dans la direction d’acteurs et l’exploration des tours comiques, une transposition à la scène de la subtilité et de la facétie sensuelle de Rossini. L’intemporel machisme est exacerbé par le déplacement de l’intrigue au XXIe siècle, peint par les couleurs locales et éclatantes des rues d’Alger et de l’appartement de Mustafà, à présent riche dealer dont les sbires en survêt’ assurent le recel d’écrans de télévision. Les couleurs vives des décors et des costumes, des coloris agressifs des joggings à la robe rouge de la touriste Italienne, offrent un cadre cartoonesque aux rebondissements de l’intrigue.
À ces fins, la direction d’acteurs, l’exploitation de l’espace scénique et la place des accessoires sont mises à l’honneur. Les chanteurs, chœur comme solistes, rivalisent d’habileté dans l’exagération des expressions faciales. Le comique est ici justement dosé, le cabotinage ne devient ni vulgaire ni excessif. Mustafà (Ildar Abdrazakov) se fait loup de Tex Avery, aux yeux exorbités et fous, fasciné par la sensuelle Isabella (Cecilia Bartoli), prenant son bain telle la Cléopâtre d’Astérix. Les deux chanteurs se placent à la tête d’une distribution de haute voltige.
Cecilia Bartoli met son timbre chaud et sensuel au service d’une Isabella, rare rôle principal de contralto, au charisme irrésistible et fatal aux personnages masculins. Elle se révèle maîtresse de l’art des vocalises qu’elle enfile telles des perles tout en conservant une grande homogénéité dans les registres. Les aigus assurés et puissants sont pleinement équilibrés par une voix de poitrine agile et feutrée.
Face à elle se dresse le bedonnant Mustafà d’Ildar Abdrazakov qui fait preuve d’une énergie débordante et d’un investissement scénique très physique, rares –y compris dans les scènes muettes. Son jeu est porté par une large voix qui s’impose sur la rondeur des graves et une puissance vocale remarquée. Parfois haletant dans les vocalises rapides, il offre un phrasé aigu où la priorité est donnée aux sens et sous-entendus du livret avec une diction italienne irréprochable.
Edgardo Rocha est un Lindoro transi de désir pour sa belle Italienne. Il fait de son air d’entrée, « Languir per una bella », un bijou musical touchant de mélancolie, sculpté par l’intimité qu’il donne à ses traits de vocalises. Son timbre soyeux affronte les aigus avec aisance. Très détendu en début de représentation, il devient cependant agité dans l’exercice des vocalises, hachant la ligne vocale de spasmes.
Alessandro Corbelli incarne le troisième soupirant d’Isabella, Taddeo. Sa voix de baryton épouse celle de Cecilia Bartoli avec grâce par un timbre ample qui s’épanouit généreusement dans les forte. À l’instar de ses partenaires, il fait sienne l’ambivalence de son personnage : un comique, caïmacan au survêt’ brillant, rempli de tragédies, éternellement rejeté de l’Italienne.
Le timbre léger et juvénile de Rebeca Olvera rend touchants les malheurs d’Elvira, l’épouse délaissée de Mustafà. Les aigus sont purs et graciles, tenus et incarnés même dans les pianissimi. Le Haly de José Coca Loza n’est pas en reste, fort d’un timbre chaud et pénétrant. Il prend un plaisir manifeste à incarner le chef de la racaille sans se départir d’une conduite fine et unie du texte et de la ligne musicale. Rosa Bove colore Zulma de sa voix corsée, laissant les mots et les consonnes fuser par une pleine prononciation, porteuse de l’outrage fait à sa maîtresse.
Les chœurs de la Philharmonie de Vienne complètent le plateau par la présence vocale et scénique. Les visages et les corps sont toujours investis, même durant les tacent (actions silencieuses). Le final de l’acte I se fait l'apogée de la virtuosité au service de ce spectacle : les musiciens mènent avec brio et agilité une partition figurant la confusion extrême des personnages, particulièrement envolée et composée d’onomatopées. Folie qui s’empare également du décor dans un comique d’objet, et des artistes qui se retrouvent emportés par leurs fauteuils.
L’effet est assuré et le public de Salzbourg comme celui du cinéma couronnent l’Italienne par leurs rires et leurs applaudissements fournis.