Les Contes d’Hoffmann mouvementés à l’Opéra de Bordeaux
Déjà en 2012, salle Pleyel, Marc Minkowski avait imposé en version concert cette édition avec une distribution dominée alors par Sonya Yoncheva et John Osborn. À Bordeaux, une grève des services techniques du théâtre a failli tout remettre en cause. La pré-générale et la générale du spectacle ont ainsi été données sous forme de concert. Jusqu’à 16 heures, le jour de la première, il n’était pas certain que la version scénique signée par Vincent Huguet puisse se dérouler avec mise en scène, décors et lumières. Un accord a été conclu en dernière minute entre la direction de l’Opéra et les organisations syndicales, entraînant toutefois l’annulation des captations prévues tant pour France Télévisions, que pour Culturebox ou Noa s’agissant de la retransmission en direct programmée le 26 septembre. C’est donc dans une atmosphère un peu électrique que ces Contes d’Hoffman se sont déroulés, tension quelque peu accentuée aux dernières mesures du spectacle avec un problème survenu au niveau d’un projecteur d’éclairage, avec tout à coup le déclenchement du système d’incendie, l’éclairage complet de la salle et le démarrage de la ventilation à son maximum. Les artistes et Marc Minkowski font malgré tout bonne figure, menant la représentation à son terme pour les quelques minutes restantes.

La version proposée par Jean-Christophe Keck, outre des aménagements dans les parties chorales notamment au prélude, ou l’ajout et le retrait de certains airs, assure à l’ouvrage un équilibre dramatique et musical affirmé. L’acte de Venise notamment beaucoup plus complet et ainsi fort convaincant, conforte la place de la courtisane Giulietta qui a désormais plus à chanter avec notamment un brillant air colorature. Pour Vincent Huguet, la prima donna Stella qui interprète le Don Giovanni de Mozart durant le temps des Contes, nouvel amour improbable d’Hoffmann, représente comme une quintessence des autres héroïnes aimées du poète. Olympia n’est ainsi plus la poupée mécanique habituelle, mais une adolescente capricieuse et particulièrement mal élevée. Antonia parait plus rebelle, se réfugiant dans son désespoir auprès de son jeune confident Frantz, tandis que la vénéneuse Giulietta brille de ses derniers feux, livrant son visage aux piqûres rajeunissantes du pseudo médecin Dapertutto. Afin d’établir une résonance entre Don Giovanni et les Contes, l’air du champagne retentit en voix off avant même le début de la représentation. D’autres allusions sont ensuite introduites, sans réelles conséquences.

La mise en scène de Vincent Huguet se veut en premier lieu consensuelle et marquée du sceau du bon goût, en dehors d’une ou deux scènes plus discutables comme le transport du cercueil d’Antonia, ce dernier suivi par son père éploré, à l’acte de Venise. Au niveau des habiles décors conçus par Aurélie Maestre, la volonté est de rendre hommage à la merveilleuse architecture de l’Opéra de Bordeaux. Durant le prélude, le majestueux escalier créé par Victor Louis avec sa porte menant vers la salle, dominée par les cariatides représentant les Muses Thalie et Melpomène du sculpteur Pierre-François Berruer, s’ordonnance pour constituer le décor unique des trois actes et de l’épilogue. Les costumes principalement modernes créés par Clémence Pernoud, dont les robes éclatantes des quatre figures féminines principales, les éclairages soignés de Bertrand Couderc concourent à un spectacle de qualité qui à défaut de proposer une vision plus pointue, plus intensément personnelle, vient pleinement satisfaire le public bordelais.
L’an dernier, l’Opéra de Bordeaux affichait en Lord Percy d’Anna Bolena un jeune ténor plein de promesses, Pene Pati. Il récidive avec bonheur avec un autre jeune ténor tout juste trentenaire, l’anglais Adam Smith. Lors de la générale, ce dernier souffrant avait juste marqué le rôle avant que sa doublure ne prenne le relais. Presque totalement rétabli, malgré une toux discrète encore présente, Adam Smith se révèle musicien dans l’âme -il accompagne lui-même au violon Nicklausse dans son magnifique air Sous l’archet frémissant– et ténor accompli. Le grain de voix apparaît magnifié avec de belles couleurs mordorées, la largeur du rôle totalement assurée, l’engagement tant scénique que vocal de premier ordre porté par un physique de jeune premier. Seul l’aigu à plusieurs moments (restes possibles du refroidissement) paraît un rien métallique, pas suffisamment éclatant et libre. Et le mezza voce reste encore à peaufiner. Mais la prestation d’Adam Smith dans ce rôle particulièrement long, laisse augurer d’heureux lendemains.

À ses côtés, Jessica Pratt semble se jouer des difficultés dans son incarnation des quatre rôles féminins. Comédienne, elle livre en Olympia une prestation de haut vol, adoptant la tonalité haute et non celle souvent transposée lors du cumul des rôles : la vocalise s’avère souveraine, la ligne de chant à la fois épanouie et tout emplie de légèreté. Ces mêmes caractéristiques lui permettent d’aborder Antonia avec certitude, mais sans vraiment cet abandon et cette désespérance qui fondent ce personnage particulier, certainement le plus profondément humain de l’ouvrage. Elle se rattrape avec une Giulietta flamboyante qui révèle un grave nouveau et bien assis.

Aude Extrémo cumule les rôles de La Muse, de Nicklausse et de l’apparition spectrale de la mère défunte d’Antonia. Pour évoquer ce dernier personnage, Vincent Huguet projette en fond de scène un extrait du film muet de Marcel L’Herbier, L’inhumaine, la fascinante Georgette Leblanc, créatrice de l’Ariane et Barbe-Bleue de Paul Dukas et longtemps compagne de Maurice Maeterlinck, incarnant au milieu des ovations du public du Théâtre des Champs-Elysées, la cantatrice adulée, Claire Lescot. La voix profonde et de caractère d’Aude Extrémo trouve ici pleinement à s’épanouir, mais un peu plus de souplesse, de délié dans le chant même, seraient tout de même bienvenus.

De l’autorité et de la présence, Nicolas Cavallier n’en manque certes pas. Ses différentes incarnations -Lindorf/Coppélius/Miracle/Dapertutto- apparaissent comme un modèle d’expressivité porté par une voix de basse (et non plus de baryton-basse) qui ne cesse semble-t’il de s’élargir encore et de s’intensifier. Sa prise de rôle dans cette même salle en 2020 du Démon de Rubinstein constituera très certainement un moment phare de sa déjà riche carrière. Marc Mauillon adoptant sa voix de ténor léger fait une bouchée des divers rôles dits comiques, Andrès, Cochenille, et surtout Frantz dont il enlève l’air fameux avec intelligence et maestria. Avec Pitichinaccio, jeune favori de Giulietta, il révèle un aspect plus sombre et inquiétant.
Tous les autres rôles sont à saluer sans aucune réserve : Christophe Mortagne, facétieux et irrésistible en Spalanzani, Jérôme Varnier dont le grave profond et la haute stature s’accordent sans conteste à Crespel le douloureux père d’Antonia, le ténor Éric Huchet comme toujours fort à son aise dans le répertoire d’Offenbach qu’il soit comique ou comme ici sérieux (Nathanaël, Schlémil), le baryton prometteur du jeune Clément Godart (Hermann, Wilhem).
La qualité d’ensemble du Chœur de l’Opéra National de Bordeaux dirigé par Salvatore Caputo est certes connue du public, son impeccable prestation dans ces Contes d’Hoffmann la renforce. La direction musicale trépidante et souvent un rien accentuée -comme durant le début du prologue-, de Marc Minkowski démontre en premier lieu son amour et son admiration inconditionnels pour cette partition, dans cette version tout particulièrement. Un peu plus de langueur peut-être dans certaines parties comme durant la fameuse Barcarolle ou de mordant lors du trio infernal à l’acte d’Antonia marqueraient plus encore les esprits.
Le public de l’Opéra de Bordeaux réserve à ces Contes d’Hoffmann un accueil enthousiaste.