Teodosia d'Alessandro Scarlatti à La Chaise-Dieu, lumineux martyre
La Sinfonia qui ouvre l'œuvre présente d'emblée une entrée fuguée qui déploie ses ornements sur la discrétion initiale du seul violon, rejoint par un autre, puis par un quatuor à cordes, appuyé sur la douceur de l'orgue positif. L'Ensemble instrumental bien-nommé : "Les Accents" (dirigés de son violon par les coups d'archet de Thibault Noally) peut ainsi déployer avec netteté (parfois même virulence) les différentes entrées de pupitres, ainsi que les différentes émotions -fortes- qui composent cette partition : même la méditation a des élans d'agitation, de pleur, de supplique.
Ce déploiement de virtuosité et de lyrisme au service d'une expressivité à la fois meurtrie et apaisée témoigne du reste de l'œuvre à venir (chemin d'une femme vers le Martyre et la Sainteté), ainsi que de la place capitale d'Alessandro Scarlatti dans l'histoire de la musique. Avant d'être le père de Domenico Scarlatti (lui qui a composé 555 sonates pour clavecin), Alessandro a laissé un catalogue non moins prolifique (en cantates, messes, oratorios et opéras) dans lequel l'Opéra de Paris exhumait encore la saison passée un chef-d'œuvre de poésie rédemptrice et de passion.
L'opus élevé à La Chaise-Dieu s'intéresse à un autre épisode aussi violent que sacré, centré sur une martyre de Palestine au IVe siècle. Teodosia repousse Arsenio (pour une fois, la soprano repousse le ténor, alors que les voix graves -comme de coutume- sont les méchants : Urbano le baryton qui soutient son fils Arsenio et Decio la contralto qui prodigue d'impies conseils à Teodosia). Les interprètes de ces deux derniers rôles doivent forcer à la fois leur nature et leur appareil vocal (avec des accents entrecoupés) pour aller trouver les notes graves et les sombres intentions, ils offrent des portraits et des lignes d'autant mieux nuancées, Renato Dolcini par un riche soutien vocal, Anthea Pichanick très ronde en fond de gorge. Ils partagent en outre une implication constante dans leur articulation italienne comme dans l'expressivité fort animée du propos.
Une fois encore, la forte impression laissée par le ténor Emiliano Gonzalez-Toro sur l'assistance est perceptible, comme palpable tant sa voix combine l'assise d'un baryton et des aigus lyriques en haute-contre (ténor de tradition française, projeté bien que délicatement soulevé vers les aigus). La rondeur constante du timbre n'a d'égale que la douceur des lignes assurées.
Enfin, Emmanuelle de Negri campe un nouveau rôle-titre dans un oratorio baroque dans cette Abbatiale Saint-Robert (deux années après Marie-Madeleine aux pieds du Christ d'Antonio Caldara). La partition et ses choix d'interprétation se combinent en difficultés, exigeant de très nombreuses vocalises. Les ornements sont de fait tendus et serrés, au point de se confondre et de se déchirer dans les cadences (fins de phrasés musicaux). La bouche qui demeure serrée (assurant certes une expression de souffrance indissociable de la martyrologie chrétienne) en est la première cause. Les tensions se maintiennent jusqu'au dernier tiers de l'oeuvre, moment où le legato de Scarlatti reprend ses droits (tout comme les colorations de la chanteuse).
Teodosia chemine alors vers la résignation puis l'apaisement de ses dernières arias, "Mi piace il morire" (Je désire mourir), et même le Soccorretemi (Secourrez-moi) mènent vers l'ultime aria lentissime (ralentissant encore dans une reprise où chaque syllabe devient un motet articulé). Teodosia marche pourtant vers son affreuse suite de supplices (torturée, le corps déchiré puis jeté à la mer) et le chœur moralisateur final referme immédiatement l'œuvre en tutoyant directement le public : "Le martyre de Teodosia te montre clairement, Que, pour celui qui meurt pour Dieu, la mort est la vie." Une moralité et une soirée qui saisissent assurément le public, au point qu'il ne laisse ni résonner le sens des mots ni les sons d'un dernier accord lumineux pour saluer le tout par un concert de mains applaudissant et de pieds tambourinant.