Il Primo Omicidio par Romeo Castellucci au Palais Garnier : l'enfance efface l'offense
La mise en scène de Romeo Castellucci travaille (une nouvelle fois) les symétries entre les deux parties du spectacle et à l'intérieur de celles-ci : symétrie verticale -matérialisée par un voile- sur scène dans la première partie, symétrie horizontale entre le plateau et la fosse dans la seconde.
Le plateau est d'abord séparé entre l'avant-scène et l'arrière d'un rideau sombre translucide occupant l'intégralité du cadre. Derrière ce voile, d'immenses formes floues se meuvent, à l'image des actions du Dieu biblique, à la fois imposantes et impénétrables dans le détail. Des néons lumineux parcourent les couleurs pastel de l'arc-en-ciel, inondées ensuite d'une lumière blanche aveuglante et stroboscopique sur l'entrée de Dieu. Devant ce voile, Adam et Ève, Abel et Caïn, main dans la main, s'avancent dans la lumière puis reculent et se retournent, prostrés vers le rideau, comme s'ils contemplaient, à travers, le Jardin d'Éden perdu. Ils accompagnent leur chant de gestes lents et stylisés (avec les lumières, l'ensemble rappelle furieusement l'esthétique de Bob Wilson), mais ces gestes sont des traductions littérales des paroles : la main tendue mimant la cueillette d'une pomme, les bras tournant pour figurer la course du soleil, écartés pour prôner la réconciliation, les mains recueillies pour la prière ou l'offrande, les poings serrés pour traduire la violence ou la souffrance.
La première partie correspond ainsi davantage à une mise en mouvement devant une œuvre de plasticien (ce qu'est Romeo Castellucci qui signe également décors, costumes & lumières). La seconde ressemble encore davantage à une version de concert (mais avec théâtre de mime), les chanteurs descendant dans la fosse, redevenant solistes vocaux, tandis que l'action et le chant sont mimés par des enfants sur scène. Chaque personnage est ainsi joué par un enfant qui lui ressemble fortement (costume, coiffure, poses et mouvements) et qui imite silencieusement le chant (d'une manière globalement synchronisée). Le voile est ôté dans la deuxième partie, les étoiles du fond de scène visible éclairant un champ d'herbes, de pelouse et de cailloux.
Les jeunes aussi impliqués qu'appliqués scéniquement poursuivent les intentions gestuelles de la première partie sans perdre le chef des yeux. Certains gestes manquent certes cruellement de direction d'acteur (ne seraient-ce que ces pierres soulevées comme les accessoires de mousse qu'elles sont, sans l'effet de lourdeur qu'elles devraient avoir). Il n'en demeure pas moins émouvant de voir l'enfant Caïn s'en construire un muret d'infortune. Comme d'une manière générale, la jeunesse sur le plateau exacerbe l'empathie suscitée par leurs souffrances. C'est l'objet de cette métamorphose, qui insiste sur l'innocence enfantine de ces personnages bibliques perdus par leur humanité (l'envie de connaissance pour Ève, la jalousie pour Caïn).
Dieu l'ayant condamné à l'exil, Caïn part et fonde la civilisation, il est couronné roi avant de disparaître : il devient un pantin avec lequel les enfants font la ronde, un pantin de plus en plus épuré jusqu'à n'être plus qu'une sphère : un ballon avec lequel jouent les enfants (son crime est ainsi racheté, lui aussi par l'innocence enfantine).
Adam, le ténor Thomas Walker, travaille toute la rondeur de ses résonateurs internes, la ligne paraissant nimbée comme les apparitions en halo derrière le rideau de scène. Ève, la soprano Birgitte Christensen, s'unit à cette rondeur vocale, qu'elle exprime dans le grave avec ses plaintes et prières, celles d'une mère pour ses deux fils, l'un mort, l'autre meurtrier. La voix brille toutefois dans ses résonances, le grave est riche en timbre, l'aigu à peine tiré, mais hélas les lignes intermédiaires ne sont qu'un son unique et glissé ou bien des marches trébuchant sur la justesse, d'autant que les vocalises sont précipitées. Comme Adam, les airs d'Ève ont toutefois la beauté digne de figurer en morceaux séparés au disque ou en récital, d'autant que les interprètes accroissent encore et toujours la douceur de leurs reprises.
Caïn et Abel sont chantés par deux mezzo-sopranos, ce qui leur cause certains soucis pour ces rôles également adaptés à une contralto et une soprano. Caïn par Kristina Hammarström peine ainsi à se faire entendre dans le grave et compense de fait par des élans d'autant plus soudains lorsque la partition remonte vers l'aigu. Elle gagne toutefois en intensité vocale, comme son frère gagne en douceur. Abel (Olivia Vermeulen) arbore d'emblée un sourire, un caractère et un chant radieux, rendant son italien très intelligible et seyant pleinement au personnage de victime innocente. Même son souffle trop court pour les lignes contribue à son caractère, même lorsqu'elle brandit un couteau, c'est avec le sourire et pour faire offrande à Dieu. Près du seigneur, elle offre ainsi un contrepoint impeccable au caractère de Caïn conseillé par le diable (l'une des innombrables symétries qui construisent l'ouvrage et appuient le travail de Castellucci).
Robert Gleadow est également victime de la tessiture, manquant des résonances (et même simplement des notes) graves de la partition. Il compense par une voix intense (mais de fait tremblante), hérissée d'accents toniques et surtout par un investissement absolu dans le caractère. Même redescendu dans la fosse, il joue autant le diable séducteur et sournois. Le contre-ténor Benno Schachtner joint enfin l'aigu céleste et une assise médium assez basse, très arrondie. Jouer Dieu ne l'empêche pas d'agiter la tête pour accompagner ses ornements, le corps et les allures correspondant cependant à l'auguste image d'un tel personnage.
René Jacobs montre sa connaissance de cet oratorio qu'il avait enregistré il y a plus de vingt ans, il dirigeait alors l'Akademie für Alte Musik Berlin et chantait lui-même la voix de Dieu. Le chef dirige ainsi les instrumentistes, chanteurs, aussi bien que les enfants. Son B’Rock Orchestra porte sa qualité chambriste et d'un recueillement religieux à la dimension de Garnier. La mesure de la salle est prise par la rondeur des cordes les plus graves. Les lignes sont refermées dans la douceur de l'orgue et du luth, mais la phalange est aussi capable d'accents fougueux à mesure que le drame s'approche : les terribles percussions accompagnant les coups mortels. Toutefois, comme le Premier Homicide est le cœur de l'ouvrage, le premier violon est le cœur de l'orchestre : sa virtuosité italienne est l'âme autant que le fil rouge de l'exécution instrumentale.
Le plateau est recouvert d'un immense voile plastique, qu'Adam et Ève adultes, montant finalement sur scène, creusent pour exhumer leur double enfantin tandis que Dieu chante "En péchant vous avez perdu l'innocence". Adam et Ève la retrouvent en se retrouvant littéralement eux-mêmes enfants.
L'homme et le garçon, la femme et la fille s'enlacent. Ils se placent à l'avant-scène côte à côte dans une symétrie parfaite jusqu'au chant imité en play-back (exactement comme dans la première partie de La Flûte enchantée à La Monnaie de Bruxelles en septembre dernier : compte-rendu et vidéo intégrale). La jeunesse est retrouvée, le péché effacé.
Le public acclame les six paires d'interprètes qui saluent par deux (l'adulte et l'enfant retrouvés, main dans la main), René Jacobs qui fait monter sur scène son orchestre au complet. Castellucci n'essuie qu'une huée audible et quelques bravo.