Carmen à Saint-Étienne, l'éclatante simplicité
Intense, dynamique et sans aucun temps mort, ni extravagante ni simpliste, la mise en scène de Nicola Berloffa sert l'esprit et l'ambiance dépeints par le livret de Meilhac et Halévy. Les personnages évoluent dans une scène aux contours dessinés à chacun des actes par de grandes poutres et volets en bois. Un cadre qui, s'il peut aussi faire songer à une ambiance de saloon dans le Far West américain, colle sans difficulté à l'environnement de Séville au XIXe siècle (ce qui est d'autant plus vrai au regard des magnifiques costumes de toréador et de danseuses de flamenco signés Ariane Isabell Unfried). Sur cette scène loin d'être surchargée par les éléments de décors, le jeu et les mouvements des acteurs contribuent à faire vivre une action renforcée, à l'acte IV, par la diffusion d'un film montrant, en noir et blanc, des scènes d'une foule en délire célébrant les toreadors aux portes de l'arène. Cette irruption de la technologie interroge, au premier abord. Mais l'intention se révèle fine : les artistes sur la scène et la foule apparaissant à l'écran se mêlent et plongent plus encore le spectateur dans une ambiance de grande fête populaire, avant que ne se noue le drame final annoncé par le flou progressif des images. Loin de détourner l'attention ou de brouiller les esprits, l'utilisation de cet écran, en faisant cohabiter joie populaire et imminence d'un funeste final renforce donc habilement l'intensité dramatique de l'action.
Si jamais l'attention ne diminue, c'est aussi très largement grâce au plateau vocal, entièrement francophone, et porté par la Carmen d'Isabelle Druet. La mezzo-soprano française apparaît totalement convaincante et investie dans ce rôle, se livrant sans aucune économie dans un jeu de scène servi par une énergie de tous les instants. Ensorcelante et manipulatrice à souhait, incandescente dans sa gestuelle comme dans ses regards (d'abord en chignon, les cheveux sont vite relâchés) cette Carmen fait voler la vaisselle dans la taverne de Lillas Pastia, et balance des seaux d'eau à la figure des soldats pour mieux les provoquer. Vocalement, Isabelle Druet use d'un timbre plein et vigoureux, aussi subtil et charmeur dans les aigus qu'autoritaire et volcanique dans les graves. Carmen sait se faire détester autant qu'aimer, et sa complicité avec les autres personnages fonctionne à plein, que ce soit avec ses deux amants, ou encore avec ses comparses Frasquita et Mercedes. Ces deux rôles sont respectivement (et énergiquement) endossés par Julie Mossay et Anna Destraël, qui laissent entrevoir pour l'une sa voix aux agréables couleurs et pleine de fraîcheur, pour l'autre un timbre ardent.
Face à Carmen, Florian Laconi est un Don José non moins investi et juste. Le chanteur français offre une voix bien projetée et particulièrement puissante dans les aigus (à tel point que le corps du ténor en vient lui-même à trembler), déployée sur le fil d'une ligne de chant homogène et agréablement élastique. L'air de la fleur est interprété avec la sensibilité requise, notamment dans la balance et l'équilibre des nuances (certes, la tenue sur scène est parfois un peu trop statique, avec des bras ayant du mal à se décoller du long du corps). L'Escamillo de Jean-Kristof Bouton, qui a le port physique (séducteur) de l'emploi, est fort investi lui aussi, même si l'empreinte vocale du baryton canadien est légèrement moins pénétrante. Cela n’empêche pas l'expression d'un timbre chaleureux s'affranchissant sans grande difficulté de graves tenus et soignés.
Chœurs et musiciens au diapason
Dans un style bien à elle, jamais excessivement démonstratif sans être totalement effacé, Ludivine Gombert est une touchante Micaëla. Toute en pudeur, la soprano dévoile un timbre clair et suave sachant traduire l'affliction comme la peur, notamment dans le « Je dis que rien ne m’épouvante ». Jean-Vincent Blot (Zuniga) est une voix de basse mordante qui sait se faire entendre, dessinant une autorité imposante. Le rôle de Moralès est servi par Frédéric Cornille, légèrement plus effacé par sa projection, mais néanmoins juste et mélodieux. Marc Larcher et Yann Toussaint forment un efficace duo dans les rôles du Remendado et du Dancaïre. Le premier, en plus de manifester un souci particulier de la diction, dévoile une voix de ténor agréable et avenante, quand le second use d'un baryton déjà plein de caractère.
Le Chœur Lyrique Saint-Étienne Loire livre une performance pleine de vie. Culottes courtes et chemises blanches bien ajustées, les enfants du Grand chœur à voix mixtes de la Maîtrise de la Loire se montrent épatants de fraîcheur et de spontanéité, mais tout aussi impeccables dans la justesse d’interprétation. Enfin, sous la baguette d’Alain Guingal, l’Orchestre Symphonique Saint-Étienne Loire fait preuve d’une grande sensibilité tant dans l’expression de la fougue et de la passion, que dans celle de la tristesse et de la rêverie (comme le démontre le prélude de l’Acte III). Le spectacle récolte des applaudissements nourris et fait se lever comme un seul homme jusqu’au public scolaire présent dans les premiers rangs de la salle.