La Carrière du Libertin confirme la carrière de Barbara Hannigan à la baguette à la Philharmonie
L'événement de cette production est assurément (comme en témoignent les murmures du public avant le concert) d'admirer Barbara Hannigan, non plus comme chanteuse mais comme cheffe d'orchestre d'un opéra. De fait, il paraît d'autant plus regrettable que la Philharmonie de Paris ait exceptionnellement choisi sa pourtant rarissime disposition repoussant la scène contre le mur du fond de la salle, supprimant ainsi les sièges de "l'arrière-scène" qui auraient permis à un public chanceux d'admirer la direction musicale en face-à-face (un spectacle à part entière). Il n'empêche, l'investissement de la maestra est éloquent, même de dos, et il est très aisé de sentir qu'elle accompagne les différents rôles en chantant silencieusement.
En 2015, Barbara Hannigan dirigeait et chantait un extrait de cet opus au Concertgebouw d'Amsterdam :
La version de concert profite indéniablement du travail effectué sur cet opus dans le cadre de la tournée internationale en version semi-scénique par laquelle la soprano canadienne Barbara Hannigan fait ses débuts en tant que cheffe d’orchestre lyrique (notre compte-rendu de la mise en espace signée Linus Fellbom à Bruxelles). La Philharmonie vibre, rit et frémit des aventures du Libertin piégé par Méphistophélès, de la femme à barbe et de la pure amante. Une seule chaise -littéralement- suffit à composer un monde et de pertinentes intentions : le libertin y monte debout pour conquérir l'univers, Anne Trulove s'y agenouille en prière, les amants batifolent en tournant autour et le siège sert aussi de vestiaire où sont posés les différents costumes.
Tom Rakewell entre en gambadant pieds nus, en légers pantalon et chemise immaculés (préfigurant aussi sa tenue finale d'interné à l'asile). Seyant à son personnage candide qui sera progressivement perverti par le péché d'envie, Gyula Rab campe physiquement et vocalement un jeune premier bombant le torse et la ligne vocale, portant haut et tonique le gosier (un peu serré), les genoux constamment pliés pour partir à l'aventure, lançant les bras et les phrasés enthousiastes. Ce libertin prend des libertés avec la précision des vocalises mais le souffle est long, l'investissement constant à travers cet éprouvant périple. Anne, sa sobre Anne qui ne le voit pas revenir, est d'abord engoncée dans sa longue robe noire corsetée, Sofie Asplund disparaissant dans les ensembles. Toutefois, visiblement mentorée par la cheffe (dont ce rôle fut le premier de sa carrière), elle devient de plus en plus poignante au fil de ses airs. Bouleversante dès ses adieux aux aigus justes et colorés, puis lorsqu'elle découvre que son Tom s'est marié (avec la femme à barbe), le timbre et le vibrato rendant la fragilité d'une ligne assurée. La voix de Douglas Williams en Nick Shadow se déploie à la mesure d'une acoustique de théâtre, mais la ligne, parce que sculptée, reste limpide dans la longue résonance de la Philharmonie. Le médium est un velours qui répond à son veston, la ligne de chant et le chapeau sont hauts de forme, la voix tubulaire et nourrie est celle d'un beau diable enjôleur au sourire carnassier.
Erik Rosenius, Père Trulove campe un père sévère, pasteur à la barbe et au plastron tranchés, comme l'assise d'une voix qui sait cependant se faire legato lyrique. Le menton baissé et le sourcil froncé renforcent son caractère, sans abaisser une voix sombre. Marta Swiderska ne déploie en Baba la Turque qu'un volume extrêmement mesuré, à peine audible d'autant qu'elle chante longtemps derrière un éventail, mais c'est pour mieux dévoiler soudain sa longue barbe puis une voix reprenant du poil la bête en étoffant le medium sur un mixage poitriné. Elle croît même en volume dans ses passages balayant tout l'ambitus, avec de véritables sirènes vocales. La Cathédrale laïque qu'est l'acoustique de la Philharmonie met à l'honneur l'ancrage barytonnant du ténor James Way, qui semble certes compter les temps pour bien rester en mesure, mais il pourrait aussi bien compter les enchères puisqu'il incarne le commissaire-priseur. Nul besoin d'accessoires, pour que son énergie transforme les lieux en fiévreuse salle d'enchères.
L'Orchestre Ludwig et le chœur de la Cappella Amsterdam démontrent leur investissement y compris scénique (applaudissant, levant les bras pour célébrer les enchères, éclatant de rire avec le libertin). Leurs intentions, notamment musicales, sont renforcées par la direction de Barbara Hannigan, aussi tranchante sur les accents que souples dans les intervalles. Les rythmes allants sont précis, sautillants et guillerets, même les nombreux frottements, glissements et dissonances sont en place : en un mot, l'articulation instrumentale est à l'image de la prosodie délectable des chanteurs qui rendent inutiles les sur-titres aux anglophones.
Les applaudissements très chaleureux du public lancent avec enthousiasme le postlude de cet opus, chaque personnage venant donner sa morale de l'histoire, mais la plus éloquente des morales de cette soirée est offerte par la silencieuse baguette loquace de Barbara Hannigan.
Hier soir / yesterday evening w/ @HanniganBarbara #TheRakesProgress #Stravinski photo © Avatam pic.twitter.com/IDl97aVf9j
— Philharmonie de Paris (@philharmonie) 21 mai 2019