Carmina Burana déplace les foules à la Philharmonie de Paris
Carmina Burana de Carl Orff, œuvre célébrissime (du moins par son prologue, “O Fortuna”, repris dans de nombreux films et dans la publicité) est ici précédée par Operascope de la compositrice coréenne Unsuk Chin pour la première fois en France. Les nombreux changements d’atmosphère présents dans cette œuvre pour orchestre entrent en résonance avec le foisonnement de contrastes musicaux contenus dans l’opus de Carl Orff.
Le premier contraste s’observe dans la salle avec la présence de nombreux enfants, l’écart d’âge de l’auditoire comme reflet de l’écartèlement temporel contenu dans Carmina Burana. Du Moyen-Âge (les textes en latin de l’opus sont issus d’un manuscrit médiéval et certaines mélodies évoquent la musique grégorienne), au temps présent (avec l’utilisation de la percussion et de rythmes abrupts).
Bien que les poèmes choisis par le compositeur soient d’inspiration profane (la puissance de la Fortune, l’exaltation du printemps, les plaisirs de la boisson, du jeu et de l’amour), l’œuvre possède également une dimension rituelle qui s’annonce d’entrée avec la cérémonie de l’installation dans les gradins des plus de 250 chanteurs issus du Chœur, du Chœur de jeunes et du Chœur d’enfants de l’Orchestre de Paris.
Préparés par Richard Wilberforce et plusieurs associés (Rémi Aguirre Zubiri, Edwin Baudo, Désirée Pannetier et Béatrice Warcollier), les chœurs sont à la fête et délivrent une interprétation de haute tenue tout en application et précision. Les départs sont soignés, les ensembles équilibrés et la rythmicité de la prosodie latine assumée. Cependant, la théâtralité et l’ironie (par exemple dans l’énumération de tous les buveurs au numéro 14) contenues dans l’œuvre ne transparaissent que faiblement, les chanteurs semblant davantage mobilisés à restituer l’exigeante partition de Orff. En effet, les nombreuses ruptures rythmiques et les nuances extrêmes mettent à l’épreuve ces chanteurs amateurs, tant et si bien qu’un choriste est pris d’un malaise soudain à la sortie du Premier printemps, et doit être évacué.
Si les choristes demeurent dans une certaine réserve d’interprétation, les instrumentistes répondent avec enthousiasme aux sollicitations expressives du chef colombien Andrés Orozco-Estrada. Les forte et les accélérations de tempo deviennent des déchainements impressionnants et les mélodies se dévoilent dans leur simplicité, le chef les accompagnant d’élégants mouvements chaloupés. Mention spéciale aux cinq percussionnistes qui assument leurs parties prolifiques avec assurance.
Les trois solistes lyriques interviennent de plusieurs endroits de la scène dans un effet de spatialisation rappelant les dimensions théâtrales et concertantes de l’œuvre (comme en témoigne sa dénomination de « cantate scénique »).
Le baryton Mark Stone fait entendre un timbre riche et une belle projection lorsqu’il se retrouve sur le devant de la scène pour incarner l’abbé de Cocagne. Attentif à sa partition, il délivre scrupuleusement le texte mais peine cependant à passer l’orchestre pour projeter sa rage et son amertume, ses aigus montrant une certaine instabilité. Dans un style populaire, entonnant les notes par en dessous, Omnia sol temperat (Le Soleil chauffe tout)» semble davantage une imploration qu’une célébration du printemps et il assume les passages de registres faisant entendre un falsetto sonore.
La soprano Erin Morley se présente, elle, sans partition et fait immédiatement entendre une voix souple et ronde ornée d’un vibrato voluptueux. Dans une belle longueur de souffle et des aigus éthérés, elle déroule avec aisance les mélismes extatiques de « Dulcissime ».
Le ténor Michael Schade oriente son interprétation de la Chanson du cygne rôti vers le comique pour la grande joie de l’auditoire. Jouant la frayeur, il ne favorise pas le beau chant et il s’implique avec force pour émettre les redoutables aigus de l’air. Il joue son personnage jusqu’à sa sortie où, faisant semblant de se cogner la tête, il déclenche les rires du public.
Le public est venu en masse applaudir l'œuvre et les artistes, et la musique du « O Fortuna » ne quitte pas l’auditoire à sa sortie de salle, et se laisse même entendre jusque dans la rue.