Turandot à l’Opéra de Marseille : l’empire des sons, la route de la voix
La mise en scène de Charles Roubaud (à qui l’on doit une version aux Chorégies d'Orange en 1997) replace l’action dans cette Chine hors-temps rêvée par Puccini, afin de préserver toute son actualité au thème du livret : la résilience par l’amour. L’esthétisme soigné est captivant sans écraser, de manière à faire place aux éléments de commedia dell’arte de l’œuvre (empruntés à la fable de Gozzi), et que la scénographie prolonge par quelques séquences irrésistibles : les princes, promis à décapitation, dont les têtes bringuebalent comme celles des chiens à tête mobile placés à l’arrière des voitures. Les beaux costumes de Katia Duflot, efficaces, ajustés à la ville impériale (les chapeaux féminins) comme au désert des Tartares (les manteaux masculins). Les éclairages de Marc Delamézière en faisceaux et en à-plats aussi discrets que subtils se fondent avec les vidéos, afin d’exalter une palette réduite mais organique de couleurs (rouge chinois, ocre lunaire, rose chair, gris cendre).
Le prince Calaf du ténor Antonello Palombi embrase la salle dès ses premières notes, déjà porteuses d’émotion (Non piangere Liu). Il apparaît d’emblée comme taillé pour le rôle, vocalement et humainement. Il ne tire pas le personnage du côté de l’orgueil et de l’ambition mais de l’héroïsme obstiné, accomplissant son devoir d’amour jusqu’à ses confins les plus terrifiants. D’où cette couleur dramatique (Nessun dorma) avec laquelle il fait oublier la notion d’effort, voire même celle de tessiture. D’où ce timbre de pur métal, dont l’auditoire pardonne quelques duretés, avec lequel il finira par traverser la muraille de Chine.
La Turandot de la soprano Ricarda Merbeth est physiquement et vocalement tendue comme un arc, un instrument acéré, puissant et précis, symbole d’une blessure profonde et ancestrale : le viol de son aïeule, Lo-u-ling (In questa reggia). La cantatrice oppose à Calaf une projection d’acier trempé dont la puissance d’impact sidère, notamment dans la scène des énigmes à l’acte II. L’interprétation monolithe du rôle ne se fend que pour consentir à donner son premier baiser de paix, mais la justesse d’intonation n’a d’égal que la subtilité de prononciation (une miroitante palette de voyelles).
Liù trouve en Ludivine Gombert une interprète à la vocalité d’abord fragile, mais bien vite d’argile, capable de modeler des lignes aux nuances porteuses d’émotion dans son grand air Tu che di gel sei cinta. Elle incarne une fidélité, un courage, un sens du sacrifice porté avant tout par l’amour véritable. Timur, père de Calaf, roi détrôné de Tartarie, est confié à la basse Jean Teitgen, dont la résonance profonde offre tour à tour accueil et anathème paternels. Les couleurs sont riches, la voix et la respiration sont longues et en imposent. Les trois ministres, issus de la commedia dell’arte, Ping, Pang et Pong, apportent au drame leur respiration palpitante et dansante. Armando Noguera est à la tête du triangle : le baryton offre quelques instants lyriques, auxquels se joignent en écho ténorisants, le Pang de Loïc Félix et le Pong Marc Larcher. Altoum trouve en Rodolphe Briand un Empereur de Chine dont l’assiette physique a l’avantage sur l’assise vocale, d’autant que sa situation de retrait ne permet pas à sa diction soignée et son timbre clair de passer la rampe du palanquin. Le Mandarin du baryton Olivier Grand, homme de parole, déclame finement et brillamment son rôle en ouverture et fermeture des cérémonies. Les deux jeunes filles, Émilie Bernou et Mélanie Audefroy, enchantent et font le lien entre les voix solistes, les chœurs d’adulte et d’enfants.
La direction musicale de Roberto Rizzi Brignoli sert avec humilité et fidélité l’écriture aussi visionnaire que définitive, foisonnante qu’ordonnée de Puccini. La difficulté est de maintenir le souffle continu de ce drame total. Le chef la surmonte en tenant un tempo impeccable et en laissant surgir l’humanité des nappes harmoniques miroitantes. Dans la fosse, et dans les premières loges latérales, l’Orchestre de l’Opéra de Marseille se fait incisif et sensuel, réunissant harpes et percussions. Le Chœur de l’Opéra de Marseille contribue à donner des couleurs de fresques crépusculaires où la Maîtrise des Bouches-du-Rhône s’insère délicieusement.
Le public, fasciné par la cohérence de cette version, distribue ses acclamations à l’ensemble des protagonistes, en réservant au ténor vedette, visiblement ému et étonné, un accueil princier.