Edita Gruberová fait ses adieux à l'opéra dans un rôle fétiche : l'Elisabetta de Roberto Devereux, à Munich
Roberto Devereux est, à Munich, une œuvre « du répertoire » (elle est représentée tous les deux ou trois ans depuis 2004). Conçue il y a quinze ans autour d’Edita Gruberová, la mise en scène de Christof Loy est aujourd’hui emblématique des relectures intelligentes, entièrement au service de l’œuvre : nul besoin de réécrire l’histoire, de clarifier ses intentions dans une longue note explicative, de modifier les caractères des personnages ou d’attribuer à tel d’entre eux les répliques initialement destinées à tel autre. L’intérêt de la démarche de Christof Loy réside moins dans la transposition de l’intrigue à notre époque que dans le choix de pousser les ressorts dramatiques et la caractérisation des personnages à leur paroxysme. L’œuvre devient ainsi un thriller haletant dont les protagonistes sont dotés d’une étonnante épaisseur psychologique (pour s’en convaincre, il faut regarder le DVD des représentations de 2004, très bien captées, avec une Gruberová au mieux de sa forme). La direction de Friedrich Haider épouse les volontés du metteur en scène, avec notamment une ouverture au dramatisme exacerbé. La tension ne faiblit pas un instant, et Haider, secondé par un Bayerisches Staatsorchester on ne peut plus familier de l’œuvre et aux couleurs chatoyantes, précipite les personnages dans le drame avec une efficacité redoutable.
Sondra Radvanovsky, auréolée de sa prise de rôle triomphale à New York en avril 2016 (l’événement avait été retransmis au cinéma en France), devait être présente pour quelques soirées, dont la première. Mais c’est finalement Edita Gruberová qui assurera l’intégralité des représentations : belle façon de dire adieu au public munichois qui l’aime tant, dans un rôle belcantiste qu’elle a indubitablement marqué de son empreinte. Dire que le temps n’a pas eu de prise sur la voix de cette artiste serait mentir. Le temps a laissé quelques stigmates sur ce timbre si particulier : la liaison entre les registres est parfois absente (il y a de temps en temps comme un hiatus entre des graves placés dans les joues et les aigus, tantôt pincés, tantôt stridents), de curieux glissandi tiennent parfois lieu de vocalises, certains aigus, attaqués par le bas, ne sont atteints que progressivement, plus ou moins péniblement, et surtout l’épaisseur vocale ne permet pas de rendre parfaitement justice au terrible affrontement de la Reine avec Roberto au finale du second acte. Cependant, la chanteuse impressionne encore par son professionnalisme, son implication de tous les instants, et son art qui, en cette soirée du moins, parvient encore à étonner : certains piani ont conservé leur opalescence, la ligne de chant son élégance (sauf dans le forte ou le mezzo forte où la voix a tendance à bouger), et la possibilité d’attaquer une note pianissimo pour lui donner de l’ampleur progressivement et la faire mourir dans un murmure (une des spécialités de Gruberová) est quasi intacte. Surtout, même si l’ensemble de la performance est inégale, la voix retrouve miraculeusement toute son assise, sa projection, sa précision pour une scène finale couronnée d’un suraigu juste et puissant. Le public, captivé et infiniment reconnaissant, délire et la rappellera plus d’une dizaine de fois au rideau final.
Autour d’elle, la distribution réunie par le Bayerische Staatsoper est remarquablement homogène, jusqu’aux plus petits rôles, tous interprétés avec soin : les interventions de Lord Cecil auprès de la Reine sont portées par le timbre clair de Francesco Petrozzi, celles de Raleigh et du Page par les voix sombres et efficacement projetées de Kristof Klorek et Boris Prýgl.
Silvia Tro Santafé triomphe en Sara grâce à une interprétation puissamment dramatique, portée par une voix d’une qualité égale sur l’ensemble de la tessiture et qu’un petit vibrato serré rend immédiatement émouvante. La flamboyance de son chant est tempérée au dernier acte par de touchantes nuances qui auraient gagné à être étendues à l’ensemble du rôle, le personnage de Sara comportant en lui une part de douceur qu’il était possible de rendre plus présente. Son époux Nottingham est incarné par Vito Priante, dont le timbre empreint de morbidezza (douceur, tendresse) donne au rôle une dimension particulièrement intéressante : même si la violence du personnage n’est pas gommée (le chanteur fait preuve lorsque nécessaire d’une puissance appréciable et d’une vraie autorité dans l’accent, notamment dans son duo final avec Sara), c’est la dimension humaine du personnage qui prévaut, celle de l’ami déçu et du mari trahi.
L'interprétation du rôle-titre par Charles Castronovo est chaleureusement accueillie par le public munichois. Doté d’un timbre non pas éclatant mais plutôt sombre, parfois presque barytonnant, chaleureux, il propose une interprétation de Roberto tout à la fois virile et sensible, délicate, grâce à un phrasé raffiné et à un subtil jeu sur les couleurs et les nuances, notamment en fin de phrases.