Bostridge et Mehldau, Lied et Jazz à la Philharmonie
Avec deux œuvres très différentes, séparées par 179 années, Dichterliebe (Les Amours du poète) de Robert Schumann et The Folly of Desire de Brad Mehldau lui-même, c'est en vérité l'amour de la poésie qui anime tout ce récital. En effet, pour son œuvre, commandée conjointement par la Philharmonie de l'Elbe à Hambourg, le Wigmore Hall de Londres, Stanford Live et le Carnegie Hall de New York, Mehldau réunit certains des plus grands poètes de la langue anglaise (et même allemande), dans des textes très différents les uns des autres, mais ayant tous un rapport avec le désir : William Blake, William Shakespeare, W.H. Auden, William Butler Yeats, E.E. Cummings, Goethe et Bertolt Brecht se retrouvent autour de ce thème universel mais traité ici avec originalité.
Dès les toutes premières notes, la voix du ténor anglais emplit la salle et tout à coup, la pièce rapetisse, devient subitement très intime, semble se résumer à ce piano, cette voix, et par-dessus tout, ce texte. Tout au long de la soirée, Bostridge est dans une interprétation brute -dénuée de tout maniérisme- mais aussi fragile, au fil du rasoir, et qui paraît pouvoir se briser à tout moment. Le chanteur se lance à corps perdu dans chaque pièce, et si sa voix se brise parfois dans les aigus, il se rattrape par la force de l'émotion qu'il exprime.
Reconnu depuis longtemps dans l'art du récital, Ian Bostridge ne tombe jamais dans l'écueil du chanteur rigide et figé. Constamment en mouvement, balançant avec souplesse sa longue silhouette, il ne semble pas tant s'adresser au public que déclamer pour lui-même, comme s'il était seul dans la nature, ou simplement dans une méditation à voix haute. Dans la première partie du concert, sa décontraction, son bagout et son air désabusé donnent à l'œuvre de Mehldau l'allure du soliloque d'un homme peut-être bien éméché, partageant à la cantonade son avis sur le désir.
Dans cette œuvre, Brad Mehldau mêle beaucoup de styles différents, découlant à chaque fois directement du style du poème. Ganymede de Goethe devient ainsi ballade jazzy et sensuelle, tandis que la version de W.H. Auden devient plutôt rythm'n’blues. Souvent inclassables, les pièces s'enchaînent presque sans vraie pause, et le ténor se fait crooner, comme s'il avait chanté à Broadway.
En revanche, si le chanteur sait passer du classique au jazz avec facilité, lui-même se retrouve déstabilisé par les erreurs du pianiste (des grappes de notes écrasées dans la partition fournie et délicate de Robert Schumann). La voix, avec quelques erreurs de textes, se serre dans la gorge et l'aigu.
Heureusement, les deux bis, des standards de jazz (Everytime we say goodbye et Night and day) ramène Mehldau dans sa zone de confort et la salle de concert comme dans un bar enfumé.
Brad Mehldau "Three Pieces after Bach" à la Philharmonie de Paris :