Mahler et Gergiev à la Philharmonie de Paris, "du bleu uniforme du ciel"
Exigeantes
et complexes, les œuvres symphoniques de Gustav Mahler sont
généralement jouées seules ou accompagnées d’une œuvre plus
courte d’un autre compositeur. Le public a ici droit à plus de
deux heures en compagnie du seul Gustav Mahler avec sa lumineuse
Quatrième
symphonie
et Le Chant de la Terre,
inspiré par des poèmes chinois du VIIIe siècle.
Valery Gergiev tire d’abord des Münchner Philharmoniker (Orchestre philharmonique de Munich) un son rond, brillant et homogène, avec des rapports équilibrés entre les pupitres et une énergie communicative. Son interprétation entraîne l’œuvre vers le Beethoven tardif mais le caractère viennois de l’œuvre ne semble pas vraiment assumé et le tout reste très sérieux. La joie enfantine et l’esprit féerique, le grotesque ou la douleur ne percent que par moments des trois premiers mouvements malgré le jeu incarné des cuivres et des bois de l’orchestre, les cordes restant dans une nuance mezzo-forte confortable.
Pour le quatrième et dernier mouvement, Genia Kühmeier entre en scène dans un long silence, le public et l’orchestre suspendus à la baguette du maestro. Placée derrière les instrumentistes, côté jardin, près des contrebasses, il revient à la soprano la mission d’incarner une vie céleste un rien prosaïque. Elle est aidée en cela par un Gergiev particulièrement à l’écoute et qui lui offre un écrin sonore discret mais d’un soutien sans faille. La voix de Genia Kûhmeier se déploie alors sans effort apparent dans la grande salle de la Philharmonie de Paris. Le bas de la tessiture est pleinement assumé même sur les notes les plus graves de la partition. Le timbre rond de la soprano aux belles couleurs dorées sait donner au texte le caractère populaire nécessaire grâce, également, à une diction très nette aux consonnes bien marquées. Il ne lui manque qu’un peu de lumière et d’argent dans les aigus pour donner toute l’expression joyeuse et enfantine nécessaire, léger manque racheté par la présence scénique juvénile de la chanteuse. Mahler prétendait avoir peint sa Quatrième Symphonie, qui s'achève par ce Lied à la gloire de la vie céleste, « du bleu uniforme du ciel ». Magnifique uniformité que celle des Münchner Philharmoniker et de la direction de Valery Gergiev mais le bleu du ciel sait parfois se parer de plus de nuances et d’expressions.
A night in Paris with #Mahler symphony no. 4 and #LiedvonderErde. @philharmonie @ValeryGergiev #MPHILontour pic.twitter.com/jvEO6lhWio
— Munich Philharmonic (@Munich_Phil) 17 février 2019
Après l’entracte, Claudia Mahnke et Simon O'Neill alternent dans l’interprétation des six Lieder qui composent Le Chant de la Terre. Comme la soprano solo de la Quatrième Symphonie, l’alto et le ténor chantent derrière l’orchestre. Pas de problème de projection pour ces voix wagnériennes, d’autant que la présence des deux chanteurs semble galvaniser Gergiev. Leur chant emplit aisément le vaste vaisseau de la salle Pierre Boulez. Les voix des chanteurs font jeu égal avec les instruments tel que l’avait souhaité Mahler. Les préludes, interludes et postludes sont, eux, l’occasion pour le chef russe de libérer la puissance des Münchner Philharmoniker sans sacrifier à la beauté du son.
De puissance, le ténor Simon O'Neill n'en manque pas. Voix brillante et haut placée, prononciation idoine, investissement physique et vocal sans faille, Simon O'Neill réussit à faire passer au public les émotions et sentiments de ces poèmes chinois adaptés par Hans Bethge. Avec un legato posé sur le souffle, les montées vers l’aigu sont crânement assumées et la voix du ténor reste homogène sur toute la tessiture. Sons droits, cris ou allègements diaphanes en voix de tête sont autant de gestes techniques que Simon O'Neill n’hésite pourtant pas à utiliser au service du texte des Lieder qui lui reviennent.
L’alto Claudia Mahnke ne vogue pas sur les mêmes cimes. À elle revient le soin d’incarner la solitude, la beauté de la nature et, surtout, d’interpréter le magnifique final de ce Chant de la Terre. Cette voix puissante, plus mezzo-soprano qu’alto, manque parfois de legato et de couleurs mais c’est surtout son vibrato large et très présent qui altère le message des poèmes et compromet parfois la justesse, surtout au début du cycle. Le dernier Lied, longue ode à la vie, la voit plus à son aise, l’héroïsme de l’écriture convenant mieux à sa voix. Les aigus sont alors plus ronds et le médium se colore de teintes laiteuses pas encore entendues jusqu’ici. La chanteuse peine cependant toujours à transmettre la beauté souriante d’une terre où, comme le dit le poème, « Partout et pour toujours, les horizons bleuissent ! Éternellement… éternellement…».
Le public de la salle Pierre Boulez réserve un bel accueil final aux interprètes d’un concert qui, à défaut d’avoir parcouru toutes les nuances du bleu, aura su mettre en lumière en une seule soirée deux facettes bien différentes du génie symphonique de Gustav Mahler.