Cabaret Carmen à Londres
La production de Kosky fait ressortir le contraste entre le méta-théâtre de Shakespeare ("All the world's a stage") et le matériau choisi comme base de sa mise en scène. Certains de ces éléments mettent à rude épreuve les connaissances du public. Tout le monde n'aura pas réalisé que la première apparition de Carmen dans un costume de gorille est une citation directe du film Blonde Venus de 1932 avec Marlene Dietrich. Certains des points de référence ne sont pas repris parmi le brillant essai de Millie Taylor dans le livre programme 'Playing with Meaning in the Opera House', ce qui interroge donc sur une mise en scène qu'il semble nécessaire de tant élucider.
La chorégraphie d'Otto Pichler soutient la conception globale de Kosky de plusieurs façons : elle joue sur le style cabaret de la République de Weimar, sur ce que l'on pourrait appeler un ‘kitsch Village People’, ainsi qu'avec des approches plus conventionnelles du fandango, du seguidilla et autres danses espagnoles. Dans certains cas, cela fonctionne sans effort, dans d'autres, il semble presque que la virtuosité des danseurs -très appréciés par le public de Covent Garden- ait encouragé davantage de combinaisons de styles que nécessaires.
Le décor n'est composé que d'une série de seize marches en bois avec quelques mètres d'avant-scène à plat. Alors que le chœur élargi du ROH passe la majeure partie de son temps sur ces marches, les solistes se produisent souvent à l'avant-scène, directement devant le public, sans autre mouvement. Cette épure a le mérite de ne pas distraire lors des arias et ensembles, tout en replongeant dans une pratique du XIXe siècle (et ses chanteurs bien moins sollicités scéniquement). Elle contraste cependant avec l'attitude générale de la production à l'égard du son : les marches en bois créent un bruit assourdissant chaque fois que le chœur entre ou sort, dépassant souvent la musique orchestrale et parfois les efforts des solistes. D'autant que les chœurs et les danseurs sont encouragés à applaudir, taper, tambouriner, crier et hurler.

Carmen est une œuvre problématique à bien des égards : recueillant seulement le succès à partir de la première dans sa version viennoise avec des récitatifs d'Ernest Guiraud, le dialogue parlé qui doit porter l'action dramatique -comme dans d'autres œuvres telles que Die Zauberflöte, Der Freischütz ou Mignon- suscite encore des controverses : il est ainsi souvent coupé à l'os et parfois oublié. Dans cette production, une voix enregistrée désincarnée résume non seulement le dialogue parlé comme un discours rapporté, mais le combine avec les didascalies (" Le rideau se lève sur une place de Séville ") d'une manière qui transforme effectivement la combinaison globale des discours musicaux et littéraires en quelque chose qu'aucun compositeur, encore moins Bizet en 1875, n'aurait pu concevoir.

Cette distribution du ROH est de surcroît le fruit de nombreuses déconvenues : Tanja Ariane Baumgartner prévenue peu de temps avant, doit remplacer Kenai Dudnikova et fait une tentative courageuse pour tenir le rôle tel qu'il est présenté ici. Peut-être moins sûre dans le registre aigu que dans une octave grave très douce, elle se comporte aussi bien vocalement qu'elle semble avoir saisi le concept général de la production. L'américain Brian Jagde déclare une indisposition au début de la représentation, mais à peine perceptible pendant la majeure partie du spectacle -ce n'est que dans le registre supérieur de "La fleur que tu m'avais jetée" que sa méforme se révèle et il apporte une contribution remarquable à l'ensemble avec quelques moments magiques. L'Escamillo d'Alexander Vinogradov est très doué pour jouer avec les grands moments vocaux en se plaçant au centre de certaines des scènes les plus élaborées de la production. La favorite du public de Covent Garden est indéniablement Eleonora Buratto dans le rôle de Micaëla. Elle donne au personnage une large palette de couleurs, costumée en blanc contre le noir de Carmen et de ses deux bohémiennes (Mercedès et Frasquita), chantées avec élégance et style par Aigul Akhmetshina et Haegee Lee. Les rôles de leurs deux homologues, Dancaïre et Remendado, sont chantés par Germán Enrique Alcántara et François Piolino : deux performances d'une noirceur appropriée, deux voix pleinement adaptées aux rôles, d'autant que Piolino est l'un des deux seuls francophones dans la distribution. L'autre est le Zuniga de Jean Teitgen menant un match époustouflant face à son caporal Moralès, chanté avec brio par Dominic Sedgwick. Les échanges de Teitgen avec Tanja Ariane Baumgartner sont notamment un plaisir : le récitatif militaire et très grave d'un Zuniga brillamment chanté, contré par la méprisante pyrotechnie vocale de Carmen compose quelques-unes des meilleures scènes du premier acte.
Comme d'habitude, l'Orchestre du ROH éblouit son auditoire, dirigé par la canadienne Keri-Lynn Wilson qui fait ses débuts in loco et donne l'envie impatiente de l'y entendre à nouveau.