Vivier revit : Kopernikus à Toulouse
L’ancienne station de pompage d’eau, aménagée en théâtre de 255 sièges, connaît un public singulièrement aguerri en matière de musique d’avant-garde. Ici, l’œuvre qui fut expérimentale en 1980 est presque accueillie comme une curiosité historique.
Dans cette mise en scène de Peter Sellars, le public découvre en entrant un corps sur une table. Il est bientôt entouré de musiciens et chanteurs tous en blanc, sur une structure à deux niveaux. La scène, qui ressemble fort à un théâtre de dissection, est adoucie par l’éclairage (signé Seth Reiser) : un bain de lumière noire fait luire les habits blancs dans l’obscurité, et des filtres les teintent en bleu, rose, vert, ou rose et bleu selon la scène. Les chanteurs (l’ensemble vocal Roomful of Teeth) et les musiciens (l’ensemble L’Instant Donné) restent en revanche dépersonnalisés et interchangeables par leur uniformité de costume, malgré le livret qui regorge de personnages fantaisistes. Les sept chanteurs doivent en effet incarner un prophète aveugle, des hommes d’armes, Merlin, Arthur, Mozart, la Reine de la nuit, Isolde, Tristan, Wagner en personne, des « oiseaux subtils », un esprit protecteur, une vieille sorcière, des anges bienfaiteurs, un visionnaire, des « voix cosmiques », la voix des eaux, le Maître des eaux, Copernic, sa mère, et Agni, la divinité du feu. À défaut de décors ou de déguisements plus imagés, les différents personnages, et donc leur sens dramatique, restent illisibles, à moins de suivre scrupuleusement le livret dans le noir. En ceci, la mise en scène de Sellars n’aide pas la compréhension de l’œuvre, mais les mouvements lents (presque style kabuki) des chanteurs et musiciens forment différentes images corporelles, et parfois d’intéressants tableaux vivants.
Le livret est du compositeur. Claude Vivier qui ne parla pas avant l’âge de six ans, s’invente curieusement des langages majoritairement monosyllabiques, d’où surnagent pourtant des lambeaux d’allemand, et de nombreux “mots” qui ressemblent à du russe. Le sens y semble toujours sous-jacent : le cerveau abhorrant le vide, ne se privera pas d’y entendre des formules magiques, des chants de louange, des supplications ou des prières, un monde dont la cohérence est juste au-delà d’un voile. Mélangé et juxtaposé à ces syllabes étranges, le français pénètre comme le narrateur semi-lucide dans un rêve par ailleurs très flou.
Le projet de Vivier est grandiose : il s’agit, rien moins, que de révéler Dieu. Il veut « organiser des révélations dont les prêtres sont les interprètes et dont le compositeur est le médium ». Malgré les hurlements d’un spectateur frustré « C’est vieux ! Ce n’est même pas contemporain ! », la musique de Vivier est à chaque instant intéressante et nouvelle, fascinante pour l’oreille. Le public écoute attentivement, nul instant n’étant pareil à l'autre. Avec les sept instruments et sept chanteurs, tous les sons sont exploités - chanté, parlé, chanté-parlé, chantonné, soupiré, sifflé, hurlé, bourdonné, etc. dans toutes les combinaisons imaginables. Les instrumentistes eux-mêmes peuvent aussi mélanger le son de leurs voix à leurs instruments.
À l’exception de quelques moments très rythmés, comme de brèves danses, l’opéra ne cherche pas à étonner par l’invention rythmique, il explore plutôt des combinaisons de couleurs et de textures, comme une peinture abstraite, ponctuée de rares taches. Les chanteurs sont parfois à cappella, ou accompagnés d’un seul instrument discret, le trombone sur une note tenue comme un basso continuo. En revanche, un instrument soliste (la clarinette solo) se trouve parfois accompagné d’accords tenus par les chanteurs. Et, improbablement, ces combinaisons de sons sont presque toujours agréables à l’oreille. Tout l’opéra/rituel de mort - s’accomplit en sons plutôt caressants et doux, flattant les sens, à la seule exception du moment où le mort (Michael Schumacher, danseur et chorégraphe) commence à renaître. Comme pour suggérer que la vie réelle est aussi âpre et violente, le danseur émerge en mouvements saccadés et convulsifs, accompagné d’un ouragan de clarinettes. Quelques moments en particulier restent dans la mémoire : le solo du baryton, accompagné d’un trio de femmes chantonnantes et de discrets pépiements d’une trompette bouchée, ou encore le violon solo (Naaman Sluchin) faisant une auto-parodie d’un concerto virtuoso.
Tous les musiciens livrent une performance étonnante. L'ensemble l’instant Donné, avec hautbois, trois clarinettes, trompette, trombone et violon, cisèle une précision et une conviction particulièrement intenses, chaque musicien faisant aussi partie de la présentation dramatique. Les chanteurs (membres de l’ensemble Roomful of Teeth) jouissent chacun d’une technique exemplaire et d’une justesse inouïe. La plus frappante pour l’oreille (puisque dans la tessiture la plus aiguë) est la splendide soprano colorature, Estelí Gomez. Ses aigus étincelants éclairent toute la partition d’un élément de féerie. Sa voix est magnifiquement équilibrée, focalisée, vibrante. Elle sait flotter sur l’harmonique de la voix comme un violon, avec toujours un joli « sourire » dans le son. Martha Cluver, soprano, a une voix plus sombre, avec de très beaux graves. Virginia Warnken Kelsey, dans ses rares solos, régale la salle de son mezzo délicieusement profond, uni et lisse. Caroline Shaw a un très émouvant solo, le chant d’Agni, et un charmant moment de duo dansé avec Michael Schumacher, tous deux agenouillés sur la table, leurs bras étendus s’entrelaçant comme des ailes d’oiseaux. Baryton-basse, Dashon Burton, d’une présence scénique impressionnante, a une voix profonde et sonore, d’un large ambitus. Ses aigus aisés brillent des couleurs de ténor, ce qui explique comment il peut ici prendre la partition d’un baryton-martin. Thann Scoggin, baryton, et Cameron Beauchamp, basse, font des miracles avec des graves abyssaux de moines tibétains.
La première moitié de Kopernikus soutient mieux l’intérêt que la deuxième, qui semble moins variée, et après une heure, l’attention de la salle commence à flancher. Malgré quelques vraies faiblesses dans l’étrange œuvre de Claude Vivier, la performance étonnante, le tour de force même mérite son accueil enthousiaste.