Merveille : mythe d’Orphée et Eurydice 2.0 déjanté à l’Amphithéâtre Bastille
Pierre Rigal sait s’entourer d’artistes aux savoir-faire aussi éclectiques que les siens : Gwenaël Drapeau et Julien Lepreux ont composé la musique, chantent et jouent ; les deux chanteurs Laure Poissonnier et Nicolas Simeha sont également comédiens, et montrent de véritables capacités à danser ; enfin les danseuses Mélanie Chartreux et Bora Wee sont aussi convaincantes lorsqu’il s’agit de jouer.
Le début du spectacle cherche volontairement à dérouter le spectateur, voire à créer un certain malaise en ne dévoilant pas tout de suite la véritable tonalité de la soirée. Difficile dans un premier temps de savoir si Mélanie Chartreux, micro en main, présente réellement le spectacle ou joue le rôle d’une présentatrice qui expose l’argument de l’opéra Orphée de Monteverdi. Elle résume chaque acte avant de laisser les deux chanteurs interpréter quelques airs tirés dudit opéra, arrangés ici pour deux voix a cappella.
Les voix sont belles, la technique en place. La soprano Laure Poissonnier déploie une ligne intéressante au vibrato tonique et de faible amplitude, avec des graves posés, stables et audibles même face au baryton Nicolas Simeha. Ce dernier est particulièrement remarquable dans les nuances plus douces où sa voix se fait ronde, épaisse et capable de sons droits largement audibles.
L’étrangeté s’immisce progressivement, par petites pointes avant de laisser place à une bizarrerie plus assumée. Cela commence à l’Acte IV de leur version raccourcie de l’opéra, Gwenaël Drapeau et Julien Lepreux, depuis le début inactifs, devant leurs ordinateurs côté cour, demandent plusieurs fois de recommencer la conclusion de l’air qui vient d’être chanté, pour une raison qui échappe au public. Puis ils se lancent dans un jeu de mimes à la recherche de l’origine du dysfonctionnement de leur matériel qui entraîne des parasites dans les enceintes. Ainsi l’absurde fait-il son entrée et le véritable propos du spectacle commence-t-il à travers une recherche visuelle et des sonorités parlées, diffusées ou chantées.
Une pièce vocale autour du pronom « Je », des différentes manières de le dire et le projeter en observant l’incidence sur le tracé d’un phonomètre, introduit le duo « Je » interprété par les deux chanteurs dans des sonorités orientales (vocales et mélodiques) sur la rythmique des sons parasites. Les deux danseuses évoluent telles des robots et l’ensemble amène à la première phrase musicale générée par Merveille, leur générateur d’opéra artificiel.
Plus loin, une autre pièce vocale implique tous les artistes : « Je peux rattraper ma voix » que chacun répète sur un ostinato (rythme obstiné) et un tempo différent des autres. Cela renforce l’impression constante de bazar organisé qui est par ailleurs la signature visuelle prépondérante. La scène est faite d’une multitude d’objets étranges, dont il est parfois difficile de comprendre l’utilité, de câbles et de machines sur un plateau toujours bien occupé. Il n’y a jamais d’espace vide où il ne se passe rien puisque plusieurs actions ont la plupart du temps lieu concomitamment aux quatre coins de la scène. L’ambiance visuelle rappelle d’abord l’imagerie de la science-fiction jeunesse hollywoodienne de la fin des années 80 puis passe par des phases post-apocalyptiques avant d’avoir un cachet plus cyberpunk.
Les six artistes sur scène ont un jeu d’acteur naturel, impliqué, avec le sens de la rupture, ce qui permet de ne jamais trop appuyer le saugrenu des situations et de rendre l’humour efficace qui s’en dégage : Gwenaël Drapeau est schizoaccousticien, le professeur Bora Wee parle dans un coréen que les autres personnages ne semblent pas toujours comprendre, il est question de soumettre le public à « quelques petites radiations » et Mélanie Chartreux est soulevée, retournée, secouée en tous sens dans la quête de sa voix perdue.
L’ensemble efficace entraîne des rires francs dans le public, tout en mettant en lumière les qualités indéniables de Laure Poissonnier et Nicolas Simeha, qui jouent remarquablement, dansent et parviennent à maintenir une technique de souffle solide avec une détente infaillible dans des situations parfois extrêmes pour le corps puisqu’ils sont constamment manipulés par les danseuses comme des marionnettes, parfois traînés ou roulés sur le sol.
Une Merveille !