Simon Boccanegra bouleverse l'Opéra Bastille
Les
relations entre l’Opéra de Paris et Simon Boccanegra sont
compliquées. Il a fallu attendre la seconde moitié du XXe
siècle (1978 !) pour que cette œuvre, l’une des plus
attachantes de Verdi, fasse son entrée au répertoire, certes dans
une production qui a marqué l’histoire de l’opéra (celle conçue
par Giorgio Strehler pour La Scala en 1971), suivie par celles de Nicolas Brieger en 1994 et Johan Simons en 2006. Cette nouvelle production
était également attendue pour les débuts scéniques de Ludovic Tézier
dans le rôle-titre, après une prise de rôle remarquée en concert au Théâtre des Champs-Élysées en mars 2017 (notre compte-rendu).
Le baryton français met en valeur chaque facette du personnage. Amour filial, autorité, lassitude, résignation : le moindre accent sonne juste et est porté par une voix et une technique remarquables. Ses longues tenues de souffle soutiennent son legato, particulièrement apprécié dans le duo avec Amelia, qu’il conclut sur un « Figlia ! », attaqué à pleine voix, et s’amenuisant progressivement pour finir en voix mixte.
La principale difficulté du rôle d’Amelia réside dans sa double caractéristique : une indispensable fraîcheur pour son premier air ou le duo avec Simon, mais aussi de puissants accents lyriques (lors de la supplique de Boccanegra au peuple gênois : « E vo gridando : pace! ») ou dramatiques (lorsqu’elle dénonce Paolo à demi-mots lors de la scène du Conseil). Maria Agresta possède une voix ample, ronde, puissante, mais elle est parfaitement capable de l’alléger précisément lorsqu’il s’agit de mettre en valeur le côté juvénile du personnage, notamment par ses aigus piano, dont celui trillé sur le « Pace » qui clôt la supplique de Boccanegra.
Fiesco est incarné par la basse finlandaise Mika Kares qui, après Ferrando dans Le Trouvère sur cette même scène l’an dernier, trouve ici un rôle à la mesure de ses moyens. La voix semble avoir gagné en ampleur, la ligne de chant est soignée et l’incarnation du personnage extrêmement convaincante, tant dans les éclats de colère que dans le remord et la douceur des ultimes scènes.
Francesco Demuro a la silhouette de Gabriele Adorno, jeune fou réagissant aux événements avec passion et souvent avec excès, mais la voix très légère et un peu acide ne rend qu’imparfaitement justice aux épanchements lyriques du personnage, et surtout se tend dangereusement dans l’aigu forte, au point de frôler l’accident à plusieurs reprises, notamment à l’attaque de son air « O inferno! ».
Distribuer Nicola Alaimo en Paolo est un luxe, qui correspond néanmoins pleinement aux volontés de Verdi souhaitant faire de ce personnage un rouage essentiel de l’œuvre : menaçante (« Tu oublies que tu me dois le trône ? »), insinuante (« Sur la plage, le soir, tu la trouveras seule »), gorgée de terreur (le finale du I où il se maudit lui-même) ou de rage (« Mon démon m’a poussé aux côtés des rebelles »), la voix du baryton italien épouse les sentiments détestables qui animent ce traître dont la jalousie et l’ambition précipitent le destin des principaux personnages dans la tragédie.
L’assurance avec laquelle Mikhail Timoshenko chante les répliques de Pietro confirme les espoirs placés en ce jeune chanteur, qui semble prêt maintenant à affronter des rôles plus importants (il chantera prochainement Basilio à Bordeaux et Masetto à l’Opéra de Paris).
L’Orchestre et les Chœurs de l’Opéra (en grande forme tous les deux) suivent fidèlement les volontés du chef Fabio Luisi et rendent justice à sa vision de l’œuvre. Luisi ose jouer pleinement la carte d'un romantisme dans lequel lyrisme, tendresse, pathétique sont assumés, avec parfois quelques ralentissements du tempo (le merveilleux duo Simon/Amelia, l’évocation de la mer à la troisième scène de l’acte III) qui sont autant de zooms sur une émotion, une atmosphère, un climat. La violence et la noirceur ne sont pas en reste, et la scène de la malédiction par laquelle s’achève le premier acte laisse les spectateurs scotchés sur leur siège !
La mise en scène de Calixto Bieito se signale avant tout par son respect de l’œuvre : aucune provocation gratuite, aucune scène décalée par rapport à la musique, aucun épisode incompréhensible. Les tableaux visuels accompagnent ou amplifient ce que dit la musique, sans s’imposer contre elle. Il y a certes une scène muette entre Amelia et le fantôme de sa mère (qui rend plus difficile la concentration sur l'air que chante le ténor) et un plateau tournant toujours en mouvement dans la seconde partie – procédé qui peut finir par lasser (même si le mouvement du plateau est très lent) et contraint Amelia et Gabriel à faire constamment quelques pas de côté pour rester face au public. Mais l’ensemble associe cohésion et force dramatique en regorgeant d'idées.
La psychologie des personnages est fouillée, notamment grâce aux vidéos qui projettent en gros plan le visage expressif de tel ou tel personnage. Avant son revirement final, Fiesco est un monstre, que le ressentiment, l’amertume, la haine ont déshumanisé. Il chante son air du premier acte devant sa fille Maria en train d’agoniser, et qu’il vient de toute évidence de frapper mortellement, ne supportant pas son statut de fille-mère et la liaison qu’elle entretient avec Simon, son pire ennemi. Boccanegra, le doge pacifiste tentant désespérément de mettre fin aux haines ancestrales opposant plébéiens et patriciens, devient un nouveau Christ, lynché par la foule au début du finale du premier acte avant d’être soutenu par ses proches, bras en croix, admiré par le peuple qui le conspuait quelques minutes plus tôt et qui tente maintenant de l’approcher et de le toucher, telle une idole ou une icône. La métaphore christique se poursuit avec, au finale de l’œuvre, ce qui s’apparente à une résurrection : alors que Fiesco soutient le corps de Boccanegra à l’agonie, celui-ci, à l’instant où il devrait s’effondrer, se relève, et le corsaire Simon monte lentement un escalier qui le mène à la proue du gigantesque vaisseau qui sert de décor à l’ensemble de l’œuvre.
Quelques tableaux restent gravés dans la mémoire : le finale exubérant du prologue où la foule en liesse célèbre l’élection du nouveau doge, une liesse aussitôt interrompue par les sanglots de Simon serrant dans ses bras le cadavre de Maria – la foule, tétanisée, s’immobilisant en comprenant subitement l’horreur de la situation ; le cadavre de Maria, se redressant tout à coup pour hanter de sa silhouette lugubre les futurs lieux de l’intrigue, rappelant sans cesse aux personnages l’horreur de son assassinat ; la scène au cours de laquelle Simon semble reprendre vie en contemplant la mer, c’est-à-dire… l’orchestre, dont Fabio Luisi, en coloriste, fait jaillir l'équivalent sonore d’une brise marine par le frémissement des cordes, le trille de la flûte, les sonorités douces du basson et de la clarinette ; les retrouvailles de Simon et d’Amelia enfin, dans ce qui reste l’une des pages hautement inspirées de Verdi : Bieito respecte l’œuvre au point d’assumer pleinement son côté mélodramatique (le coup de théâtre parfaitement improbable des retrouvailles du père et de sa fille, les deux médaillons avec les portraits identiques) et de lui donner sa crédibilité : Simon, reconnaissant sa fille, est subjugué par l’émotion, suffoque, dénoue son col, titube, est à deux doigts de s’évanouir avant d’être chaleureusement étreint par Amelia.
La soirée se solde par un triomphe pour tous les interprètes musicaux et des huées pour le metteur en scène.
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