Pelléas et Mélisande minimaliste à l’Opéra national du Rhin
Les envoûtants interludes orchestraux (certes rallongés par Debussy en son temps pour permettre les changements de décor) sont ici supprimés (comme dernièrement à Bordeaux mais il s'agissait d'une représentation en auditorium). Le public est plongé dans le noir et le silence abrupts à chaque changement d’acte. Ces temps morts ne sont pourtant pas rendus nécessaires par la scénographie puisque le décor reste le même du début à la fin : un ensemble de cadres enchâssés les uns derrière les autres, avec un banc en fond de scène où viendront plus tard s’entasser les personnages lorsqu’ils ne sont pas emmenés de cour à jardin et vice versa par un plateau mobile au sol. « Je ne pourrai sortir de cette forêt » prend alors tout son sens, tant la compression du décor convoque un sentiment d’emprisonnement. Les seuls changements sont ceux des robes de Mélisande, pleines de couleurs vives devant la fontaine, petit chaperon bleu puis parturiente à la nuisette couverte de sang.
Les corps se touchent peu dans cette mise en scène, si ce n’est pour attaquer, violenter, se rapprocher de façon très elliptique. Mélisande surgit de nulle part derrière Golaud, pose ses mains derrière les siennes. Sa chevelure est trop courte pour tomber du haut de la tour imaginaire. Elle emprisonne Pelléas par le biais d’une branche d’arbre factice sur son bras. Les autres rapprochements corporels questionnent. Arkel est aux antipodes du protecteur. « Les vieillards ont besoin quelquefois de toucher de leurs lèvres le front d’une femme ou la joue d’un enfant », rappelle-t-il à Mélisande au quatrième acte. Ici, il tente littéralement de la violer, répugnante et réaliste illustration d’un #balancetonporc (la création du hashtag date du 14 octobre 2017, la production de Barrie Kosky ayant été créée le lendemain !). Quand les amoureux sont repérés par Golaud, ils commencent à se déshabiller, Golaud se servant ensuite de la ceinture de Pelléas pour l’étrangler.
Sans fontaine, Mélisande avale l’anneau de Golaud et Pelléas lui chatouille le ventre avant qu’elle ne tente de se faire vomir pour recracher la bague. Pelléas ne peut que croire « voir la [bague] briller » dans les reflets moirés de la robe de sa bien-aimée. La grotte est figurée par un jeu d’éclairage à la Murnau, les trois vieux pauvres sont jeunes, frais, dispos et élégants.
Témoin muet de la scène de la balle d’or d’Yniold, tout le plateau vocal se regroupe derrière lui, ouvrant largement la bouche, sorte de galerie d’étude de Charcot. Les personnages se contorsionnent, se tordent souvent les mains pour signifier leur mal-être, en particulier Pelléas. Constamment voûté, craintif, ce dernier ressemble à un enfant qui a peur d’Arkel, de Golaud, même de Mélisande à leur première rencontre. Alors qu’il est mort, il revient à la scène finale se poser sur le banc à côté de tous les autres personnages, observant le corps de Mélisande emporté par la scène mobile centrale. Golaud, reprenant son exacte position de départ, semble donner la clé de l’énigme : un cheminement dans ses pensées alourdies par de nombreux problèmes psychologiques et comportementaux des personnages.
Le plateau vocal se prête à la mise en scène par un jeu cohérent et une technique vocale de bonne facture dans l’ensemble. Si la volonté de Barrie Kosky est de faire de Pelléas un personnage insaisissable, elle est exaucée dans la gestuelle du baryton Jacques Imbrailo. Le timbre est enveloppant pour la scène de la chevelure, symbolisant par la voix ce que le baryton ne peut faire avec la chevelure-arbre. Les aigus se font souvent craintifs, et conservent une diction impeccable malgré un léger accent qui s’accentue davantage aux derniers actes. Sous le coup de l’émotion du baiser échangé, le chanteur sud-africain en inverse même deux syllabes de son texte, mais les vibratos éclatants compensent ce léger faux-pas.

L’autre baryton, Jean-François Lapointe, est un Golaud songeur dans sa première scène, dont la portée est volontairement réduite pour donner sens au ressenti du personnage. Les récits sont très rapides, la diction soignée mais peu d’émotion surgit. Cependant, le coffre presque caverneux sur « quels enfants » à la vue de Pelléas avec Mélisande préfigure l’explosion de haine, le déchaînement de « je ris déjà comme un vieillard ». Le personnage s’épaissit, renforcé par la gestuelle, comme cette clé de bras dans les souterrains du château qui préfigure l’étranglement du demi-frère avec la ceinture.
Le baryton-basse Vincent Le Texier fait résonner des basses assurées sans jamais être couvert par l’orchestre. Il imprime le dédain envers l’« ami » Marcellus par son emphase juste et cohérente, présente des aigus davantage affirmés pendant la tentative de viol de Mélisande, mais pâtit alors d’une diction plus brouillonne, défaut vite rattrapé sur ses dernières apparitions. Le court emploi double de la basse Dionysos Idis, médecin et berger, est soigné par une belle projection et des graves bien ancrés.
La Mélisande de la soprano Anne-Catherine Gillet s’associe par une portée réduite à Jean-François Lapointe pour sa première scène. La diction précise ne fatigue jamais et malgré le rôle très physique imposé, elle ne perd pas non plus en palette de couleurs vocales. Le timbre est clair lorsqu’elle s’amuse avec l’anneau, éclatant pour la scène de la chevelure, le vibrato employé sans excès. Justice est rendue par le souffle presque haché à la folie qui s’empare d’elle avant de mourir et à son discours décousu.

Geneviève, qui éponge les cuisses ensanglantées de Mélisande ayant accouché, est incarnée par Marie-Ange Todorovitch, mezzo-soprano au rôle certes restreint, mais à la projection efficace, beaux aigus clairs au service d’une articulation soignée. Le petit Yniold, interprété par le jeune soliste du Tölzer Knabenchor (chœur de garçons de Tölz) Cajetan Deßloch est à travailler, du fait d’un manque de portée et de défauts importants de justesse. Le modèle à suivre est celui des adultes des Chœurs de l’Opéra National du Rhin préparés par Alessandro Zuppardo, placement de voix juste et intensité adéquate.

Franck Ollu dirige l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg en portant une très grande attention à la précision de chaque mesure, dont les phrases inachevées rendent la beauté étrange de l’œuvre. Les instruments composent le décor originel, cuivres organiques pour la forêt, contrebasse grondante pour les portes fermées sur Pelléas et Mélisande et angoisse générale de l’orchestre, tempi successifs de mesures rapides et lentes en parallèle des points suspensifs du livret, de l'anxiogène jusqu’au meurtre. Le violoncelle est onctueux et tendre sur la « petite main » de Mélisande, aussi léger que la flûte conjointe pour le thème d’Yniold.
Les interrogations du public donnent lieu à des applaudissements mesurés, sans toutefois négliger les qualités vocales du plateau et l’ingéniosité déployée par l’orchestre pour installer le décor.